Seine (balade sur la)
Le voyage enchanté débute au pont Sully où s’achève l’île Saint-Louis avec le bel arrondi de l’hôtel des Rothschild et le square en proue de bateau agrémenté d’un monument à la gloire de Barye. On peut admirer l’ordonnancement du quai de Bourbon, ou bien les hôtels de Miramion et de Nesmond sur le quai de la Tournelle. On a salué au passage la statue blanchâtre de sainte Geneviève protégeant un enfant, et aperçu entre les deux îles la dentelle du haut de la tour Saint-Jacques puis le clocher de Saint-Gervais. On aperçoit aussi le dôme du Panthéon sur le morceau de ciel découpé par la rue de Bièvre aux immeubles ventrus et qui ondule comme pour cacher on ne sait quels secrets des temps médiévaux. On tombe en pâmoison devant le chevet de Notre-Dame. Floraison magnifique des arcs-boutants. La rosace nous éblouit tellement qu’on a tendance à occulter la petite place délicieusement ombragée de platanes où la rue de Maître-Albert se jette sur le quai Montebello. Mieux vaut porter son regard sur la fontaine Second Empire de la place Saint-Michel que sur la tourelle du Quai des Orfèvres d’où Maigret regardait passer les péniches. Les immeubles de brique rose et chaînage blanc de la place Dauphine souffrent de voisinages inesthétiques, qui nuisent à son élégance. Elle reste néanmoins un bel attendu de l’architecture profane du début du temps des Mousquetaires, comme en témoignent les deux pavillons à la pointe de l’île de la Cité, devant la statue d’Henri IV. Ce roi voulait que cette place fût la plus grande d’Europe. Ravaillac nous en a privés et le XIXe siècle nous a infligé les bâtiments de l’Hôtel-Dieu, du Palais de Justice et de la Préfecture de Police. Passé l’hôtel de la Monnaie, l’œil hésite à hauteur du pont des Arts entre deux joyaux : à gauche, l’Institut ; à droite, le Louvre dont la façade rosit au couchant. C’est d’ailleurs quand Paris s’habille pour la nuit qu’il faut longer le fleuve en voiture ; le jour, on s’attarde aux étals des bouquinistes, on va musarder dans les îles ou bien on se perd dans les rues qui débouchent sur les quais de la rive gauche et offrent des abrégés architecturaux des siècles quinzième (Montebello), seizième (Grands-Augustins) et dix-septième (Conti, Voltaire). On n’est pas obligé d’apprécier l’ancienne gare d’Orsay, elle a de la superbe bourgeoise mais elle manque de grâce. Paul Morand a écrit qu’en France le mauvais goût débute avec Napoléon III. Il a tort et raison. Les lampadaires de la Concorde installent une féerie qui nous parachute à la Belle Époque avec ceux du pont Alexandre-III, la verrière et les chevaux du Grand Palais. La nuit, c’est joli. Entre-temps le parallélisme des colonnes du Palais-Bourbon et de la Madeleine nous fait reculer d’un siècle. Néoclassicisme plutôt majestueux, mais sans le génie qui sublime en or le dôme des Invalides. Il domine sans ostentation le plus beau monument louis-quatorzien (après Versailles) et fatalement on se souvient que, derrière l’église Saint-Louis et sa forêt d’étendards, il y a le tombeau de Napoléon. Toujours lui. On a eu juste le temps d’entrevoir les fantômes de l’histoire de France qui ont leurs habitudes à Notre-Dame et au Louvre mais ils sont là — Moyen Âge, Renaissance, âge classique, âges modernes aussi car tous les poètes, tous les chanteurs ont rimé ce rivage. De sorte qu’un songe nous accompagne, ébloui par les néons bleuâtres des bateaux-mouches. Alma, tour Eiffel, Trocadéro : fin du circuit ; en aval la Seine n’a plus rien de magique à dévoiler. Allons la revoir à Troyes, à Rouen ou à Caudebec ; le pont Mirabeau ne mérite pas les amours d’Apollinaire et l’ère industrielle a trop dénaturé ce que les impressionnistes avaient magnifié entre le pont de Sèvres et Mantes.
Ce voyage de vingt minutes — sauf encombrement sur les quais — aucun autre fleuve n’en propose l’équivalent, il s’en faut de beaucoup. Le regard se polarise sur les atours majeurs, mais il peut glaner le chevet de Saint-Julien-le-Pauvre derrière le square Viviani. C’est la plus vieille église de Paris. On peut même entrevoir les arcs du chevet de Saint-Séverin, puis le clocher de Saint-Germain-l’Auxerrois. Mais on n’a pas eu le temps de se retourner pour apprécier les arches du Pont-Neuf. Ni de s’attarder sur le pont des Arts d’où la vue sur la Cité et les quais est un enchantement. Elle l’est tout autant depuis le pont Royal. Le mieux est de refaire la balade à pied, sans se presser, c’est un kaléidoscope presque complet du génie architectural français.
Simenon
À mesure qu’elle s’urbanisait, la France a pris conscience de ses enracinements avec une nostalgie désemparée. Il en résulta une pléthore d’écrivains enclins à invoquer le terroir de leur enfance, le terreau de leurs ancêtres. Des arpents autour d’un clocher, une ville de province, des mœurs d’autrefois. Sous quelque ciel que l’on vadrouille, une plume nous escorte, des livres s’interposent, et la manie contemporaine de patrimonialiser à tous escients instruit le touriste que Renan est né à Tréguier, Hugo à Besançon, Barrès à Charmes, Philippe à Cerilly. Le barde le plus mineur, l’érudit le plus local ont droit à leur plaque sur un mur et je ne m’en plains pas, la France est un pays littéraire et historique. Simenon était rien moins que littéraire, et ses romans ne s’inscrivent pas dans une Histoire repérable : la guerre, c’est celle de 14 ou de 40, au choix du lecteur, ses effets sur la vie des gens étant toujours les mêmes. Pourtant la France qu’il décrit est datée : années vingt, années trente. Avant, il vivait à Liège, sa ville natale ; après la Libération, il partit aux États-Unis d’où il ne revint que pour aller vieillir et mourir à Lausanne. En outre il a beaucoup voyagé (Afrique, Polynésie, etc.) lorsqu’il vivait en France, d’abord à Paris puis en pays rochelais, et en Vendée durant l’Occupation. Sa France abonde en clichés d’époque et il a forçé les traits de la géographie sociale : le peuple dans ses faubourgs et ses cagoulots, le patricien dans son hôtel particulier, les vrais riches d’un palace l’autre. Les petits, les moyens, les gros, les faux bourgeois ont leur case respective sur un damier aussi immuable que celui de la sociologie balzacienne. On a d’ailleurs comparé Simenon à Balzac, et il arrive, à Sancerre notamment (La Muse du département, Malenpin) qu’en cherchant l’un on trouve l’autre. Mais Balzac décrit ; Simenon suggère. On imagine un décor balzacien ; on hume, on déguste un décor simenonien. La France de Balzac ressuscite une séquence historique — en gros la Restauration et la monarchie de Juillet, avec en arrière-fond la nostalgie de l’épopée napoléonienne et l’essor de la bourgeoisie. Elle a disparu, comme celle de Zola et de Proust, on aime mélancoliquement ses vestiges — les quartiers dits « balzaciens », hauts murs d’une demeure dans une rue ombreuse, derrière une cathédrale, non loin d’un couvent. Tandis que l’on s’approprie la France selon Simenon au présent de l’indicatif, avec le concours des cinq sens, bien qu’elle remonte manifestement au temps du cinéma en noir et blanc, de l’Art déco et du populisme à la Carco ou à la Mac Orlan. Rien de plus sommaire, de plus conventionnel que la psychologie et la sociologie. La souillon du bistrot se laisse toujours trousser par son patron avec le même fatalisme, le déclassé court toujours à sa perte et les notables sont toujours complices de malhonnêtetés cuites à l’étouffée sous les lambris de leur salon ou dans la salle de billard de leur brasserie. Un fatum sans pitié écrase toujours les humbles, et presque toujours le marginal tourne au raté comme un mauvais vin au vinaigre. Néanmoins, cette France que je n’ai pas connue, je me l’approprie, je m’y installe et j’y suis chez moi. Comme on l’aborde par ses marges — une gare, une cour de ferme, un burau de poste, une silhouette — elle échappe miraculeusement à la désuétude de ses décors pour accéder à une sorte d’intemporalité. Aucun monument « historique » ne la situe à l’intérieur d’une ville, sa véracité est poétique. Trois phrases, des mots de tous les jours, des images ordinaires et on est à Ouistreham dans la brume, à Porquerolles au soleil de Provence. Ici avec un éclusier, là avec des joueurs de pétanque. Si je vais sur place je crois connaître les lieux, au prix d’une suite de cadrages que l’œil réalise spontanément. J’occulte sans effort les ajouts « modernes » et me voilà dans un univers familier en longeant la Seine près de Morsang, le canal latéral de la Loire entre Briare et Nevers, la Riviera entre Toulon et Nice. Le Lavandou dans Cour d’assise n’est qu’une série d’aquarelles ébauchant un village d’avant les cohues touristiques et les outrages de l’immobilier. Néanmoins, quand je musarde autour du port, je retrouve l’ambiance en sélectionnant les décors. De même à La Rochelle, les Fantômes du chapelier me poursuivent sous les arcades et devant les deux tours qui ferment le port je crois apercevoir le Voyageur de la Toussaint. La chaudrée d’un restaurant de Fouras à des saveurs simenoniennes et je ne peux gober une huître sans me remémorer les paysages entre terre et mer des ostréiculteurs d’Esnandes, de Nieul, de Marcilly où Simenon a vécu et qu’on retrouve dans plusieurs romans (Le Coup de vague, Le Riche Homme). J’ai pisté Simenon à Paris depuis son arrivée à la gare du Nord et sa première escale rue des Dames jusqu’à qu’à la place des Vosges où il posa ses pénates. J’ai hanté tel les desperados si nombreux dans son œuvre les deux versants de la butte Montmartre, coté Caulaincourt et côté Pigalle, les berges de la Seine côté Bercy et côté Javel. Il m’a appris à cadrer, pour en soutirer leur poésie, la place Dauphine, le pont Saint-Michel, le Marais autour de Saint-Paul, les Grands Boulevards à hauteur de la porte Saint-Martin, les bars des environs des Champs-Élysées, de la République, de la Bastille. Dieu sait qu’à Paris la mémoire littéraire a l’embarras du choix, et la mienne se plaît à mettre des noms de plumitifs sur une rue, un monument, un square, une église. Mais outre les lieux plus ou moins identifiables dans les romans, je repère des bars, des échoppes, des impasses, des porches, des toits indéniablement simenoniens. Paris est devenu pour moi tellement simenonien qu’au Fouquet’s à l’heure de l’apéro, les personnages de Modiano s’effacent, ce sont les friqués équivoques de Simenon que je vois siroter leur cocktail au bar.