D’Ingrandes en forêt d’Orléans aux bars à entraîneuses de Cannes, de la douane de Givet à la campagne berrichonne, sur les départementales ou dans les trains de nuit, en décapotable, en péniche ou en autobus, la France de Simenon procède d’un réalisme bizarre. Tout est d’époque certes mais vu de près, tout est conforme. Tout est croqué d’après nature, presque tout a changé et cependant la description semble datée de la veille. Or un laps de temps séparait toujours une image vue de ses yeux par l’auteur de sa résurrection littéraire. Les histoires sont tristes, les destins accablants, les épilogues désastreux mais une sensualité profuse traverse les romans, on désire voir les choses et connaître les êtres, goûter les vins de pays et les plats adéquats, s’enivrer de lumière, se risquer dans les ombres d’un érotisme qui prend à la gorge bien qu’on le sache lourd d’équivoques. Sans Simenon, ma France inclinerait au passéisme ; je la broderais sur la trame d’un Vidal de La Blache avec l’œil de mes paysagistes préférés. Pour le coup, elle daterait, je serais le perpétuel Viollet-le-Duc des sentiments qu’elle m’inspire, quand je la traque dans ses replis balzaciens. Par lui et avec lui, elle a été contemporaine à tous les âges de ma vie, et plus je la parcours en long et en large, mieux je maîtrise l’art simenonien de poétiser à la diable l’envers de ses décors, saison par saison. En prime elle me restitue live ce qu’ont vu et vécu mes parents dans leur enfance, mes grands-parents à l’âge adulte ; leur France s’acoquine à la mienne, c’est un peu comme s’ils étaient encore là.
Sion
« Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mytère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse » […]
« Pour l’âme, de tels espaces sont des puissances comme la beauté ou le génie. Elle ne peut les approcher sans les reconnaître. Il y a des lieux où souffle l’esprit.
« La Lorraine possède un de ces lieux inspirés. C’est la colline de Sion-Vaudémont, faible éminence sur une terre la plus usée de France, sorte d’autel dressé au milieu du plateau qui va des falaises champenoises jusqu’à la chaîne des Vosges. »
Ainsi débute La Colline inspirée de Maurice Barrès, un roman paru en 1913 mais longuement mûri, qui en son temps souleva des enthousiasmes, suscita des controverses et que plus personne ne lit. C’est l’histoire vraie des frères Baillard, trois prêtres lorrains qui par excès d’orgueil et abus de mysticisme devinrent les disciples d’un illuminé schismatique. S’ensuivit une dérive morale et mentale qui les voua à la pire des solitudes. Les dilemmes majeurs de l’Occident sont explorés dans un vertige lyrique : christianisme régulateur et paganisme récurrent, ordre romain et aspirations « barbares » de l’ego, pesanteurs de la hiérarchie et exigences de l’âme éprise d’absolu. Est-ce une apologie de la discipline, un chant d’amour panthéiste ? On épilogua à l’époque sur les ambiguïtés du chantre de l’égotisme, puis d’un nationalisme sous haute tension — trop haute lors de l’affaire Dreyfus. On douta que Barrès, influencé par Renan, eût vraiment la foi dont il exaltait en poète les émois et les rituels. Sa Lorraine sans mines et sans hauts-fourneaux est le théâtre d’un affrontement sempiternel entre romanité et germanité. Les paysages qui se déploient depuis cette colline ont les atours d’un bucolisme mélodieux au soleil, mélancolique s’il pleut ou s’il vente. Méditatif dans les deux cas comme celui des paysages de Claude Gellée, dit le Lorrain, natif de Chamagne en pays de Bayon. De loin en loin des villages aux toits rouges, rameutés autour d’un clocher, ponctuent l’étalement des forêts, des labours, des champs de mirabelliers. À l’horizon, la ligne des Vosges, plus noire que bleue et toujours embrumée. C’est une Lorraine d’imagerie si l’on veut, la mienne puisque ce roman m’en a donné le goût — j’allais écrire : le culte. Elle résume cet Est profond, où s’est noué, dénoué, ravaudé le destin de la France depuis son aube mérovingienne jusqu’aux dernières tragédies — 1870,14–18,39-45 en passant par la guerre de Trente Ans de sinistre mémoire. Clovis, Charlemagne sont à l’origine de cette Austrasie, de cette Lotharingie, de cette marge ténébreuse où l’Histoire a taillé dans le vif. Toujours elle est passée par la Lorraine, en armes plutôt qu’en sabots, de sorte que cette province, française de plein droit depuis 1766 seulement mais encline à la francité depuis les partages de l’ère carolingienne, m’inspire un sentiment de respect mêlé de gratitude. Mon grand-père était à Verdun, cette incidente scelle une sorte d’intimité douloureuse. Le dernier poilu est mort mais l’ossuaire de Douaumont nous oblige encore et la Lorraine a payé très cher le droit de sa Moselle de langue germanique à redevenir française. Fut-elle jamais heureuse ? Peut-être après la mort de Charles le Téméraire, sous les « bons » ducs angevins de la Renaissance, René II puis Antoine. Sans doute à Lunéville, sous le règne de son dernier duc de souche, le pieux, lourdingue, inconséquent mais débonnaire Léopold. Sans doute aussi sous celui de Stanislas Leczinski, le père de Marie, épouse de Louis XV, qui sonna le glas d’une « indépendance » à vrai dire illusoire. C’est pourquoi j’ai un faible pour le palais de Boffrand, par deux fois la proie d’incendie, la dernière en 2003, mais l’aile détruite a été refaite à l’identique et en musardant dans le parc on peut s’imaginer marivaudant avec Mme du Châtelet, ou devisant avec Voltaire et Helvétius, hôtes d’un prince extravagant, au passé romanesque (roi de Pologne découronné à deux reprises, etc.), bâtisseur, gastronome, philosophe à ses heures, joyeux compagnon et libéral au meilleur sens du terme. Dans ce remake de Versailles, bien plus réussi que Schönbrunn, les Lumières ont allumé de jolis feux qui ont aussi illuminé la grâce du château de Commercy et de la grand-place de Nancy. C’est un XVIIIe siècle mozartien, qui semble commémorer le classicisme si délicat de Georges de la Tour, autre génie lorrain, parfaite antithèse de son contemporain Charles IV, un condottiere fastueux mais peu fiable, que Richelieu arraisonna en faisant abattre — comme ailleurs — maintes forteresses.