Avant que le catholicisme fasse éclore les abbayes de Gorze, de Saint-Mihiel et de Remiremont, avant que rayonnent les trois fameux évêchés — Metz Toul et Verdun —, les Lorrains montaient à Sion pour y vénérer Wotan et Rosmertha, puis Mercure du temps des Romains. Barrès a fabulé sur les restes du paganisme, pour les besoins de sa démonstration. La colline est un haut lieu de la piété catholique depuis dix siècles et les trois frères Baillard avaient relancé le pèlerinage dans la première moitié du XIXe siècle, ainsi que la vie monastique autour du sanctuaire. On trouve contre le mur du cimetière les restes éboulés d’une tombe. « François Baillard, prêtre ». Car à la fin il avait abjuré, comme ses frères et leurs rares disciples. Rien de plus émouvant que ce retour presque posthume dans le giron de l’Église, matérialisé par une croix sur une dalle de guingois. Le sanctuaire témoigne d’une permanence du culte de Notre-Dame de Sion. Les âges s’y imbriquent, donc les styles, et comme toujours les ajouts du siècle dernier (la dernière travée, la tour) sont esthétiquement discutables. Des clarisses entretiennent le site, grotesquement défini sur un panneau accolé au mur du monastère : « Historiquement, un identifiant fort de la culture lorraine ». Sic. Comme s’il s’agissait de « culture » sur ce promontoire saturé de spiritualité. Tout de même, un monument érigé au point culminant de la crête honore la mémoire de Barrès. C’était le moins que les autorités devaient à une plume qui hissa la Lorraine à la dignité d’une symbolique de haut étage. Sans La Colline inspirée, aurais-je désiré parcourir une région réputée industrielle — les Wendel —, plus austère que l’Alsace et défigurée par les obus et les bombes à l’image de Charmes, la ville natale de Barrès ? La plaque indiquant son lieu de naissance se trouve sur un de ces immeubles moches construits en hâte après la guerre. Peu de pèlerins littéraires font le détour ; Barrès n’a pas bonne réputation. Il paie ses absurdes dégagements antidreyfusards, son cocardisme trop éploré, son côté « la terre et les morts ». On oublie l’autre Barrès, celui qui marqua Mauriac et Aragon, l’esthète ébloui et lourd de paradoxes du Jardin sur l’Oronte, du Greco et du Culte du moi. On oublie aussi La Colline inspirée, qui n’a vieilli qu’en apparence. Ce roman pourrait resservir : le déchirement qu’il met en scène reflète le chaos des intériorités mises à mal par la souveraineté absolue des ego et le culte de l’éphémère. L’ayant relu, Sion m’a inspiré comme à l’adolescence. Sion et Vaudémont, à l’autre extrémité de la crête, où subsiste derrière le village la « tour Brunehaut », vestige des riches heures des seigneurs de Vaudémont dont l’ancêtre Hugues II participa à la deuxième croisade — Godefroi de Bouillon, héros de la première, était un Lorrain avant l’heure, comme ultérieurement la kyrielle de généraux — ou maréchaux — de l’épopée bonapartiste : Ney, Gouvion-Saint-Cyr, Oudinot, Exelmans, Duroc, Victor, Molitor, Gérard, Custine, Ouchard, Éblé, Lasalle, Drouot, Sigisbert Hugo (le père de Victor). Bonapartiste et catholique : équivoque parmi d’autres de cette Lorraine qui a donné à la France, outre son sang et ses larmes, et ses saints, Ferry et Poincaré, accessoirement Méline, autant dire des politiques des deux bords, plutot modérés que fanatiques. Au Grand Siècle, le réalisme de Jacques Callot et la sainteté de Vincent Ferrier faisaient contraste avec le velouté de Georges de la Tour. Le conflit « historique » entre Metz et Nancy illustre à sa façon les ambivalences d’un « pays » — deux duchés, trois évêchés, deux langues, des frontières longtemps mobiles — dont on ne sait où il commence, où il finit. En quittant Sion j’ai traversé Saxon, au bas de la colline, où s’est tramé le triste destin des frères Baillard, et j’ai quitté le pays saintois pour le Barrois aux méandres plus doux. La Meuse s’y promène avec une certaine indolence. L’âme de la Lorraine, c’est Sion assurément, mais aussi la porte de France et la crypte sur les hauts de Vaucouleurs, prologue d’une aventure fabuleuse et véridique. C’est Domrémy blottie au bord de la rivière, côté France, autour de l’église où Jehanne fut baptisée, communia pour la première fois et pria devant la statue de sainte Catherine. Elle n’avait que trois pas à faire, la maison natale jouxte l’église. Au crépi près, elle n’a pas changé. Une belle maison rustique au toit en plan incliné, que l’on peut voir sans endurer la visite du « centre d’interprétation et lieu de citoyenneté » proposée par les cultureux du département. Les mêmes qu’à Sion. Les mêmes partout. Comme s’il s’agissait d’« interpréter » la piété qui depuis cinq siècles draine les pèlerins vers la basilique, sur cette colline où l’âme de Jeanne fut visitée. Comme si la « citoyenneté » pouvait résumer un patriotisme enchâssé dans un mysticisme. « Il y a des lieux où souffle l’esprit. » De même qu’à Sion on perçoit au Bois Chenu la sainte imbrication de l’histoire et de la légende sans laquelle la Lorraine existerait sans doute, mais n’aurait été qu’un damier politique entre l’Empire et le royaume de France.
Solferino
Plantés sur du sable envahi de fougères, les pins inscrivent leurs cimes à l’horizontale sur des ciels dont les nuages viennent de l’océan. On est au cœur des Landes, venant de Sabres, localité qui résume le charme étrange de ce pays presque africain avec ses airials ou ses marquezes ouverts à tous vents. D’ailleurs, les Landes sont une colonie plutôt qu’un département ; elles ont inspiré aux deux Napoléon des idées pionnières et l’étrangeté des noms de lieux — Azur, Hinx, Lit-et-Mixe, Boos, Ousse, Herm, Orx, Linxe, Uza — donne l’impression d’évoluer dans une contrée un peu lunaire.
Toujours les pins à basse altitude s’ils sont dans l’enfance, fermant l’horizon s’ils ont grandi, de part et d’autre de départementales coupées de sentiers qui vont se perdre vers d’autres plantations. Quand j’étais étudiant, on écorchait les troncs des pins et la résine suintait dans un pot de terre. Déjà j’aimais m’enfoncer dans les Landes, il me semblait que rien de mal ne pouvait m’y atteindre. L’âme ensommeillée voudrait ne plus en sortir, on est presque déçu de voir un clocher.