Soudain, alignées de part et d’autre de la route, douze maisons de poupée carrées, avec un péristyle de bois et autour juste de quoi planter quelques choux. Dix totalement identiques, deux à peine plus vastes, et, au bout de ce village pour conte de Noël, une petite église toute simple, toute nue, qui se voudrait romane, on a envie de la croire.
C’est Solferino, une ébauche enfantine de « ferme modèle » conçue par Napoléon III. Les Landes doivent beaucoup à cet empereur à barbichette qui ressemblait à un cocker. On l’a méjugé, il mérite mieux que les brocards de Victor Hugo et j’aimerais bien qu’on rapatrie sa dépouille. Il avait des idées politiques : il aurait voulu que les Français fussent heureux. Le Français en général, l’intello en particulier, est porté à chimériser des sociétés idéales. Donc invivables. Fourier, Cabet, Considérant, Saint-Simon, etc. L’époque prédisposait à ce genre d’illusion, les utopies foisonnaient, l’homme allait en finir avec ses maux ancestraux. Le projet avorta pour cause de guerre perdue contre les Prussiens et d’abdication subséquente. Il en reste ces douze adorables petites maisons. C’est bien la seule intention idéologique qui me touche, sans doute parce qu’elle a sombré avant que d’être mise en application. Si la « ferme modèle » avait fonctionné, les locataires se seraient chamaillés, comme partout, tout en débinant les occupants des deux maisons plus cossues, censés probablement être les patrons ou quelque chose d’avoisinant. Reste ce petit songe creux, ce mirage d’harmonie entre pins et pins, complètement paumé encore que le TGV traverse la forêt à quelques kilomètres. Chaque fois que je baguenaude dans la forêt landaise, je fais le détour par Solferino et, chaque fois que le TGV descend à Dax ou à Biarritz, j’y pense aux abords de Morcenx avec un certain sourire.
Sous-préfecture
Ce n’est souvent qu’une simple maison bourgeoise aux prétentions vaguement patriciennes, avec un parc enclos de hauts murs. Il arrive que les locaux administratifs soient au rez-de-chaussée ou dans une aile, la « résidence » à l’étage. Un drapeau tricolore marque son éminence, c’est la république incarnée. Les prérogatives institutionnelles du sous-préfet sont modestes. Il n’est que « sous », et la préfectorale a perdu de son lustre depuis que la décentralisation a recréé des comtes, les présidents des conseils généraux. Mais, s’ils ont le pouvoir et le fric, ils n’ont pas le prestige de l’uniforme. Un élu, ça peut être n’importe qui. L’État, en France, ce n’est jamais n’importe quoi.
Jadis le sous-préfet était un jeune énarque, ou un chef de bureau promu en fin de carrière. Le recrutement a été élargi, sa provenance est plus incertaine. N’importe, il continue d’incarner la France « officielle », et la « résidence » demeure le lieu de convergence des notabilités locales. C’est touchant. La sous-préfète reçoit. Des maires, des conseillers généraux, des professions libérales, l’industriel du coin, le patron de l’agence du Crédit agricole, des responsables de l’associatif, le curé, le localier, un « artiste » parisien qui s’est établi à la campagne. Elle s’est fait une ou deux copines, épouses de notables, et ensemble elles vont chiner au chef-lieu. Sa domesticité est souvent réduite aux acquêts d’une cuisinière à temps partiel. Pas de chauffeur pour aller faire des courses dans une « vraie » ville, comme l’épouse du préfet. Elle ronge son frein, elle s’ennuie, elle bovaryse mais, dans sa position, la prudence s’impose, la ville est si petite. Elle rêve évidemment d’être « préfète » de plein exercice. Son mari aussi. Un jour, peut-être… En attendant, il gère la symbolique de sa fonction, qui est modeste mais pas sans noblesse. Les patelins qui ont été sous-préfectures et ne le sont plus — Lapalisse dans l’Allier, Lectoure dans le Gers — portent le deuil d’une dignité inconcevable ailleurs qu’en France. C’est l’État qui veut ça. Dans sa superbe des palais nationaux, il m’exaspère ; dans ses humbles atours bocagers, il m’attendrit. Lorsque je traverse un patelin auréolé de la dignité sous-préfectorale, je m’arrange pour débusquer la « résidence » et j’imagine une sous-préfète songeuse, dans un salon plus ou moins Second Empire, occupée si l’on peut dire à regarder par la fenêtre des oiseaux s’envoler vers le chef-lieu.
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Tapisserie de Bayeux (La)
Fascinante par son réalisme naïf, la tapisserie de Bayeux raconte une histoire qui est la nôtre sans l’avoir été tout à fait. Un roi en majesté (Édouard le Confesseur), le périple d’Harold en Normandie, sa rencontre avec Guillaume le (futur) Conquérant, la campagne de Bretagne, le serment d’Harold, la mort d’Édouard, l’apparition de la comète de Halley, des bateaux en construction, puis en mer, toutes voiles déployées, les fortifications d’Hastings, la bataille, la mort d’Harold. Et fuga verterunt Angli (« et les Anglais prirent la fuite ») conclut le texte latin. Le scénariste de ce chef-d’œuvre de l’art roman profane nous a dotés d’une mythologie qui rejoint la Chanson de Roland et autres romans de chevalerie. La Normandie des héritiers de Rollon ne pouvait être que française et l’est devenue mais l’Angleterre fut normande après Hastings et, avec un peu d’imagination pimentée d’un zeste de mauvaise foi, on pourrait lui assigner rétrospectivement un destin de colonie. Émancipée, cela va sans dire. Déjà, avant la conquête de Guillaume et l’implantation de ses barons et de ses clercs, on parlait un normand romanisé à la cour d’Angleterre. L’illustre bâtard se prévalut d’un serment improuvable d’Harold, successeur à titre précaire du vieil Édouard (dont la mère était normande), vainquit à Hastings, se fit couronner à Londres et assujettit le pays à la mode féodale : le duc de Normandie, vassal du roi de France, est roi d’Angleterre. C’est en pierre de Caen que fut construite la tour de Londres et le style normand prévalut jusqu’au gothique lorsque essaimèrent cathédrales et monastères. Canterbury en témoigne. Son archevêque le plus célèbre, saint Thomas Becket, était normand de souche et saint Anselme, qui l’avait précédé d’un siècle, fut abbé du Bec-Hellouin. Normande aussi la postérité de Robert Guiscard qui un temps régna sur les Pouilles, la Calabre et la Sicile, et se tailla accessoirement des fiefs à Antioche et en Galilée. Normand le cœur de l’empire des angevins Plantagenêts qui régnèrent sur l’Angleterre jusqu’à la déchéance de Richard II et l’avénement des Lancastre, la dernière année du XIIIe siècle. Si on fait le compte, c’est dans son fief de Normandie qu’Henri II a de loin passé le plus de temps avec sa cour itinérante. Duché équivoque, prise de guerre de quelques milliers de marins blonds aux yeux d’azur, venus du pays d’Hamlet où le ciel fait tomber de la neige. Il a fallu moins d’astuce pour christianiser Rollon que pour dissuader ses successeurs de s’emparer du Vexin « français ». Conquise par Rollon, reconquise par Philippe Auguste, française à tout jamais après la guerre de Cent Ans, la Normandie est une province douce et pluvieuse mais demeure un continent plein de mystères à l’instar du destin de Guillaume. Des légendes l’ont auréolé : elles reviennent en mémoire sous les murs du château de Falaise, à l’embouchure de la Dives, à Rouen, à Caen. Histoires d’amour en guise de prologue : l’amour de son père le duc Robert pour Arlette — un prénom de cabaret, tellement français qu’on le croirait chanté par la môme Piaf. L’amour maternel d’Arlette, présumée lingère et fille de tanneur. L’amour conjugal de Mathilde. Cent fois Guillaume aurait dû se faire occire, ou perdre une bataille remportée contre toute logique par un mixte de vaillance et de ruse. À Hastings les circonstances l’ont beaucoup servi et si Harold n’étaient pas mort, la cavalcade vers Londres eût été moins simple. Cruel à l’occasion, magnanime s’il le fallait, soldat intrépide, politique astucieux, administrateur avisé, aussi pieux qu’ambitieux, le Conquérant a ravagé selon l’usage, mais civilisé en implantant églises et monastères. Le Bec-Helloin, Fécamp, les deux abbayes de Caen, Jumièges, Saint-Wandrille témoignent d’un catholicisme normand en phase avec la grande réforme dite grégorienne, et qui mérite la comparaison avec la Bourgogne de Cluny et de Cîteaux. Guillaume pour sa part mérite la comparaison avec Bonaparte : à son époque, arraisonner les Bretons, défier le roi de France, mettre au pas les seigneurs et conquérir l’Angleterre relevait du prodige. Comme par hasard, Napoléon fit venir la tapisserie de Bayeux à Paris, en 1803, aux fins sans doute d’enrôler la légende de Guillaume dans l’édification de la sienne alors qu’il envisageait… l’invasion de l’Angleterre. Quel eût été son destin, et le nôtre, et celui des Anglais, s’il avait imité Guillaume ? La Normandie du bâtard d’Arlette est à peu près la nôtre car il a baroudé de Dieppe à Valognes avant de mourir à Rouen et de se faire inhumer à Caen auprès de Mathilde, mais chacun dans son abbaye. Rouen, Caen : les politicards ont découpé deux entités pour s’en faire des fromages et instaurer deux simili duchés aux frais du contribuable. Aucune importance ; la Normandie se joue des frontières administratives, c’est un camaïeu de terroirs que fédèrent mystérieusement les mânes de Guillaume. Elles planent autour du mont Saint-Michel, l’archange gardien des clochers normands depuis treize siècles. Elles survolent la vaste cathédrale de chênes de Bellême, tournoient autour de Château-Gaillard, défient Hastings depuis ces plages où débarquèrent des descendants de colons anglais. Les GI’s d’Eisenhower et la IIe DB de Leclerc ont ajouté au légendaire normand une page héroïque, inscrite en taches blanches sur fond de pelouse verte à Omaha Beach, dans le Bessin. À chacun sa Normandie. La mienne aurait tendance à s’annexer le Maine et l’Anjou des Plantagenêts : après tout Aliénor et Henri II reposent à Fontevrault, pas à Westminster. Je pousserais volontiers, via la cour de Poitiers jusqu’aux confins de l’Aquitaine d’Aliénor, voire jusqu’en Terre sainte avec son fils Richard Cœur de Lion. Guillaume m’autorise à narguer mes amis anglais quand l’équipe de France se fait rétamer à Twickenham, avec souvent le concours actif de l’arbitre. Raisonnablement vallonnée, moyennement ensoleillée, côtière par définition mais plus verte que nature, la Normandie épouse les contours variables des plumes qui l’ont enluminée : le Cotentin de Barbey, le pays Cauchois de Maupassant, le pays d’Ouche de La Varende, Étretat romancée par Leblanc, Cabourg aquarellée par Proust. On imagine Flaubert dans son gueuloir en surplomb de Rouen, c’est la gloire littéraire de la Normandie après Corneille, Saint-Amand, Fontenelle et Tocqueville. On pense à Gide sous le pont de Tancarville, à Hugo quand la Seine fait ses pleins et ses déliés du côté de Villequier, non loin des ruines de Jumièges qui la nuit ressuscitent les fantômes des chevaliers d’Hastings brodés sur le lin en rouge brique, en vieil or, en bleu, en vert olive, en noir, avec cette gigue d’animaux plus ou moins mythologiques sur la bordure inférieure et ces notations en latin de bidasse. La tapisserie, commandée sans doute par l’évêque de Bayeux Odon, demi-frère de Guillaume et présent à Hastings, a-t-elle été confectionnée dans le Kent ? À Winchester ? Les conjectures des spécialistes n’auront jamais de cesse ; cette toile de près de soixante-dix mètres de long est probablement inachevée, il y manque au moins le couronnement de Guillaume. Elle ménage la fierté des Anglais ; Harold est un vrai roi, dûment couronné, et il trépasse dans l’honneur. Quoi qu’il en fût je me sens quelque peu en terre conquise entre Canterbury et l’ancien royaume du Wessex, c’est une Normandie d’Outre-Manche, bocagère à souhait, avec en guise d’Emma Bovary les héroïnes délicieuses mais moins sensuelles de Jane Austen. Il lui manque la vague de Courbet, les marines de Delacroix, de Boudin, de Braque, de Dufy, les saisis de Bonnard autour de Vernon et l’embrasement par Manet de la cathédrale de Rouen — visages entre autres d’une Normandie dans laquelle la France se miroite avec autant de fierté que de volupté.