TGV (Le)
Il m’est arrivé de me poster au cœur des Landes, parmi les pins, en retrait du ballast, pour l’ivresse de le voir pointer son long museau de squale. Un bruit qui n’est pas celui des trains. Le serpent bleu a déroulé ses anneaux, il file en hurlant ; les battements du cœur s’accélèrent, c’est vertigineux, mais le mirage a décampé, il n’en reste que deux lumières qui vont vite disparaître, là-bas, sur les rails.
Le TGV a le genre de beauté du Concorde ; à force d’épurement, son fuselage inspire la comparaison avec les orbes de Brancusi — comme si, au terme de sophistications de plus en plus délirantes, il fallait en revenir aux archétypes élémentaires de l’esthétique. Les TER se sont mis à lui ressembler, en moins effilé.
Si je le prends à la gare de Lyon, il me largue à Montchanin, à Lausanne, à Mouchard, à Valence ou à Aix. J’aime assez ses gares improvisées à même la campagne avec du métal et du verre. L’attente n’a pas le même goût que dans les gares ordinaires et, à peine débarqué, on se retrouve au milieu des champs ou des bois. J’aime tout autant le prendre à Montparnasse et retrouver l’accent landais au buffet de la gare de Dax. Ou débarquer à Surgères, à Ruffec (pas de buffet), à Auray. Si Dieu me prête encore un peu de vie je connaîtrai toutes ses escales, elles ne sont pas nombreuses et, malgré l’interdiction de fumer, je me trouve bien dans un TGV, il déroule autrement que les rapides ordinaires des paysages à la fois reconnaissables et inédits. Eu égard à son prestige international, on peut lui reprocher l’insigne médiocrité des plats qu’il faut aller quérir dans un « espace » en faisant la queue. Mais, comme il arrive toujours à l’heure, le plus sage est de patienter jusqu’à destination ; où qu’il nous ait largué, on trouvera une bonne auberge dans les environs. Seul inconvénient majeur : le cadre « busy » qui nous tympanise en dictant à haute voix son courrier à sa secrétaire. On est pourtant prié, dans certains wagons, d’éteindre son portable. Une fois n’est pas coutume, il me serait agréable que le règlement soit respecté. Autre raseur : le timbré aux oreilles branchées sur i-Pod qui écoute de la techno en se dandinant comme font les ours dans les zoos. C’est la vie moderne qui nous inflige ça, le TGV n’y est pour rien ; son roulis nous inciterait plutôt à risquer mezzo voce l’approche de la voisine de compartiment qui rêvasse en regardant filer des paysages.
Tour de France (Le)
Pour raconter le Tour de France dans ses chroniques de L’Équipe, Antoine Blondin empruntait au lyrisme de Michelet et à la chanson de geste médiévale. De fait ce rituel du mois de juillet au plus intime de la géographie hexagonale s’apparente à la quête d’un Graal séquencée par des épreuves initiatiques. Un bouquet, un baiser, de l’or sur le heaume récompensent à la fin le chevalier le plus valeureux. Ou le plus avisé. En règle générale les deux font la paire. Blondin était un écrivain du genre mélancolique, amoureux éperdu du sport, de la littérature, des fraternités apéritives : le Tour de France condensait en trois semaines ce qu’il escomptait de beau et de bon dans l’existence. Après, il ressassait les attendus de ses exaltations, jusqu’à l’été suivant. Il existe d’autres épreuves cyclistes et d’autres tours aussi, la Vuelta d’Espagne, le Giro d’Italie. Aucun n’a la magie de la « grande boucle » qui depuis la Belle Époque lâche sur les routes de France une escouade de pédaleurs d’élite. Jadis les routes étaient caillouteuses, parfois enneigées et il arrivait qu’un coureur aperçoive un ours sur le versant d’un pic pyrénéen. Le bitume désormais reluit ; tout est organisé, balisé, gendarmé, technicisé mais comme avant l’une ou l’autre guerre, les champions les plus titrés rêvent tous d’arriver à Paris avec le maillot jaune ou de l’y endosser. Si peut concerné qu’il soit par le cyclisme, un Français a vu passer au moins une fois le Tour, un jour où il se hasardait dans ses parages. Car, à force de tourner, il a fini par honorer de sa présence les sous-préfectures les plus accessoires, les départementales les moins fréquentées. On étudie dans le journal le parcours de l’étape, on part en famille ou avec des copains, on s’embusque au bord de la route et on patiente, le cœur en joie. Ambiance de kermesse estivale, frites, merguez, bermudas, glaces pour les loupiots, canettes pour les messieurs. Gendarmes au carrefour. Voici la caravane, qui sème en musique des ballons gonflables, des pluies de bonbons et des casquettes multicolores. Des voitures, des motos « officielles » défilent dans une débauche de coups de sifflets. L’attente devient fébrile, les coureurs ne sont plus loin. Une rumeur présume une échappée. Encore des officiels, des coups de sifflet et soudain apparaît au sortir du virage un fugueur en danseuse. La dernière fois, c’était Virenque, et je l’ai encouragé comme tout un chacun. Car le Tour passait à quelques bornes de chez moi : nonobstant mon allergie aux équipes de marques, supprimées en 1930, rétablies sous le règne de Merckx, j’y suis allé en famille, c’était un impératif catégorique. Nouvelle attente. On consulte les montres pour évaluer le retard du peloton. En le voyant serpenter dans un virage j’ai cherché à repérer le maillot jaune, Armstrong en l’occurrence. On veut toujours voir le maillot jaune. Au mieux on le devine. Rien de plus fugace que le passage d’un peloton. Encore des véhicules officiels, trois coureurs à la traîne et la messe est dite. Elle aura été brève. On rentre chez soi, un peu étourdi, et on regarde l’arrivée d’étape à la télé. Le peloton n’a pas rattrapé Virenque et Armstrong garde le maillot jaune. Les caméras ont filmé depuis un hélicoptère des paysages et des bourgades que je croyais connaître. Vus du ciel, ils gagnent en majesté. Avant la télé, on les imaginait en scrutant la carte du circuit. On apprenait l’existence de l’Izoard, du Galibier, du Tourmalet, du ballon de Guebwiller, de la Cerdagne. Avant… Le Tour de France a débuté en 1903 sous l’égide du journal L’Auto ; il comptait soixante-dix-huit partants, comprenait six étapes et fut remporté par un certain Maurice Garin. On l’a oublié, et seuls les historiens du sport connaissent les gloires des premières décennies du siècle : Thys, Pélissier, Leduc, Magne, Lapebie, Maes. Autant de vainqueurs d’un Tour très vite populaire, interrompu en 1940 comme il l’avait été entre 1914 et 1918. Seul Gino Bartali a remporté l’épreuve avant et après la guerre. Lui, on ne l’a pas encore oublié. Sa rivalité avec Fausto Coppi, leur contraste physique et moral ont inspiré le lyrisme de leur compatriote Dino Buzzati, l’auteur du Désert des Tartares. Chacun refait son Tour avec les souvenirs de son âge, Robic pour les plus anciens, Bobet pour leurs cadets. Louison Bobet, triple vainqueur, compagnon de Coppi, de Kubler et de Koblet dans l’ordre de la légende, Breton comme Robic, « héros prométhéen » selon Barthes dans ses Mythologies. Jacques Anquetil lui succéda dans ce rôle. La France de De Gaulle retrouvait son goût invétéré pour la chicane manichéenne en opposant les partisans d’Anquetil — visage émacié, froideur, panache, dame blonde dans son sillage — à ceux de Poulidor — pugnacité, rusticité. L’affrontement de 1964 sur les pentes du Puy-de-Dôme évoque les joutes fabuleuses des romans de chevalerie. Anquetil venait de remporter le Tour d’Italie ; il allait triompher au parc des Princes pour la cinquième fois, d’une poignée de secondes. La majorité poulidorienne en conçut de l’amertume. La plume de Blondin a décrit, sur le vif, l’épilogue contre la montre, c’est du niveau Lagarde et Michard :