« Cette lutte, nous l’attendions dans la crainte et le tremblement pour de multiples raisons, dont la plus profonde est peut-être que nous craignions d’être déçus et de porter vis-à-vis de l’opinion si unanimement alertée par nos soins l’étiquette des marchands de vent. On sait déjà qu’il n’en a rien été. Nous n’avons connu le vainqueur de cette épreuve de plus de 4 500 kilomètres qu’entre Boulogne et Billancourt, à moins de 1 500 mètres de la ligne d’arrivée, l’aventure de vingt-deux jours a trouvé son dénouement en quelques minutes, là où nous l’espérions et dans le style que nous souhaitions. Mener à bien un semblable rendez-vous avec les fatalités sportives tient du prodige. Jusqu’au bout ce Tour aura été le Tour des miracles. C’est peu de dire quand ce 14 juillet nous n’avons pas été de la revue : nous sommes comblés.
« […] Je réentendrai toujours le chronométreur égrener le compte à rebours fatidique qui libérait chaque coureur sur l’avenue de Paris, chiffres solennels convertis en secondes, dont l’écho se répercutait de bouche en bouche, au flanc du plateau de Satory, descendait du haut de la Minière, escaladait Jouy-en-Josas pour plonger sur le parc des Princes, immense vaisseau sonore, où il se noyait dans les clameurs.
« Nous roulions entre Poulidor et Anquetil, siamois sublimes reliés par une membrane invisible qui tantôt se dilatait, tantôt se rétrécissait, imprimant à notre équipage les soubresauts mêmes de la plus exaltante des vies. Prisonniers entre nos deux grands champions dont l’un nous talonnait quand l’autre nous distançait, […] nous nous sentions libérés, comme on peut l’être par le coup d’envoi d’un match de rugby ou le coup de pistolet du starter. Et force nous est d’avouer que l’angoisse croissante qui nous avait étreints entre midi et trois heures était exactement celle qui prélude au spectacle d’une finale olympique.
« Sans doute les exploits indissociables d’Anquetil et de Poulidor tirent-ils une partie de leur grandeur du fait qu’ils reposent sur l’exercice extrêmement méticuleux d’une profession. Mais il y avait de l’amateurisme, de la gratuité dans le duel où ils s’opposèrent, le temps d’un goûter de soleil. L’accolade qu’ils se donnèrent ensuite, le tour d’honneur où ils se voulurent confondus, n’étaient pas ceux de millionnaires âpres au grain, célébrant une bonne affaire ; ils dégageaient au contraire le rare parfum attaché aux athlètes que la pureté de la lutte a portés au-dessus d’eux-mêmes. »
En relisant cette prose enchantée, je revois Blondin dans son antre de Linards, à quelques coups de pédales de Saint-Léonard de Noblat, la ville de Poulidor. Je n’avais rien contre cet estimable taureau limousin mais, j’étais pour Anquetil, sans équivoque. Question d’esthétique. En ce temps-là il commandait en chef l’équipe tricolore, avec Poulidor dans sa roue mais aussi Darrigade pour les sprints, et leur suite : Stablinski, Geminiani, Anglade, Privat, Rostollan, Forestier, un certain Mastrotto surnommé le « Taureau de Nay » car Béarnais de souche et à ce titre « régional de l’étape » adulé par l’autochtone quand le Tour croisait du côté de Pau. Les Auvergnats vouaient un culte à Geminiani, les Landais à Darrigade, les Alsaciens à Hassendorfer, et au parc des Princes Anquetil portait toujours la casaque jaune. Enfin, presque toujours : Charly Gaul, un Luxembourgeois, et Bahamontes, l’« aigle de Tolède », ont aussi remporté l’épreuve reine à cette époque où les coureurs n’étaient pas casqués, seulement casquettés, et le torse encore ceint d’une roue de secours. Après le Tour ils allaient arrondir leur cagnotte dans des critériums de chefs-lieux de canton. C’est ainsi que j’ai pu voir de près Anquetil et sa dame blonde, à Pleaux dans le Cantal. Ocana, Fignon, Hinault ont rémunéré ultérieurement notre patriotisme sur un Tour de plus en plus high-tech, mercantile et un peu abîmé par les histoires de dopage. Juste un peu : les potions magiques, on soupçonne tous les coureurs d’en user. Anquetil dit-on ne les dédaignait pas, ça n’enlève rien à sa gloire. L’Anglais Tom Simpson, qui trépassa en 1967 sur la route du Ventoux pour en avoir peut-être abusé, est un héros tragique célébré à ce titre par les historiens du Tour. En effet, une longue mémoire éventuellement littéraire sublime cette épopée et, comme dans les légendes celtiques, l’âge d’or est enfoui dans un passé mirifique — les hautes époques de Lapebie, ou de Lapize dont l’historiographe n’est autre que Jean Bobet, le frère de Louison, ancien pro devenu journaliste, puis écrivain sur le tard et ami de Blondin comme on s’en serait douté. Tout se tient. Octave Lapize est né en 1887, il a gagné le Tour de France en 1910 et il est mort pour la France, en 1917, aux commandes d’un avion de combat. Un autre écrivain, Louis Nucera, mort sur un vélo, a célébré un autre champion, René Vietto, grimpeur fameux de l’avant-guerre qui n’a jamais gagné le Tour mais n’aurait pas déparé le palmarès. Leçon de géo et guide touristique pour les béotiens, kaléidoscope des nostalgies pour les anciens, miroir toujours reluisant d’un siècle de notre histoire, le Tour de France n’a pas perdu son âme en épousant son temps. Qu’il débute hors l’Hexagone et finisse aux Champs-Élysées plutôt qu’au parc des Princes me désoblige un peu. On voudrait tous que le monde reste en l’état où il était dans notre enfance. Mais si la prochaine édition prévoit une étape pas trop éloignée de mon village, j’irai revoir le Tour, pour faire le lien avec la France de De Gaulle et d’Anquetil.