Tronçais (La forêt du)
Le plus simple est de prendre pension à l’auberge du Rond Gardien. Goudronnées ou cavalières, les pistes s’élancent entre des régiments de chênes plusieurs fois centenaires, filtrant la lumière, offrant sur quinze mille hectares l’aubaine d’une évasion civilisée. Car ici l’antique forêt a été métamorphosée en une chênaie admirable par la grâce de Colbert, pour les mâts et les coques de sa marine. D’ailleurs on trouve une « chênaie Colbert » où survivent quelques arbres de son temps. Il existe aussi un « chêne de la Résistance », ainsi rebaptisé après avoir été dûment mitraillé par des maquisards. Motif de cette (modeste) prouesse : le chêne avait été honoré précédemment par Pétain, lors d’une cérémonie à laquelle assistait Chevallier, son ministre de l’Agriculture, historien émérite de la forêt de Tronçais. Le pétainisme idéalisait l’arbre, triple symbole de l’enracinement. Taine aussi aimait bien les arbres — et moi, qui ne suis ni pétainiste ni tainiste, je les aime aussi, sous tous leurs dehors, dans le désordre d’un taillis, en solitaire sur un pré ou dans un ordonnancement « classique » comme à Bellême ou à Tronçais. On croise un chevreuil, un lièvre détale, on entend hurler la meute d’un équipage. Car Tronçais se trouve aux confins du Berry et du Bourbonnais, tout près d’Épineuil, le village du Grand Meaulnes. Des restes de noblesse, calfeutrés dans des châteaux, y entretiennent le souvenir d’une France où l’on valsait sous des lustres vénitiens après avoir traqué le cerf. Souvenir ou illusion : en France on a du mal à faire la différence, même nos historiens fabulent. Dans aucune autre région de notre pays je n’ai constaté une telle prégnance de la particule et de l’armoirie, quelle que soit la décrépitude du détenteur. Les paysans du cru, qui ne valsaient pas, tergiversent encore entre le ressentiment et la révérence.
Ces particules, d’une authenticité inégale, se reçoivent, convolent, chassent et se reproduisent en vase à peu près clos, c’est un bon gibier pour l’ethnologie. N’étant pas raciste, je compte quelques bons amis dans ces tribus que le sens présumé de l’Histoire menace d’extinction. Je me souviens d’un souper, au Rond Gardien précisément, avec des spécimens assez représentatifs. Il fut question d’équipage à lièvre, de furets, de faucons. J’ignorais qu’on dressât encore des faucons. Moi qui n’ai jamais pu assassiner une mouche ou une vipère sans éprouver les affres de la culpabilité, j’étais fasciné par cette passion cynégétique, je la comprends sans la partager, il y a des analogies avec le rugby — l’esthétique des rituels, le culte de la tradition, un certain ésotérisme, le côté « meute », la ripaille entre soi. À l’hôtel de Guénégaud, les mots de passe des chasseurs, à tir ou à courre, me paraissent outrés et creux, ils me rasent. Au cœur de la forêt de Tronçais, ils sont appropriés, je m’en régale et, si telle noblaillonne me veut du bien, ma roture ne s’en offusquera pas, je suis prêt à la suivre à cheval dans ces allées où les chênes semblent former la voûte d’une cathédrale mystérieuse. Parenthèse enchantée, Tronçais commémore à la fois le Grand Siècle de la France et les sortilèges de ses âges gothiques.
Tupina (La)
On entre dans Bordeaux par le pont Napoléon et la ville s’offre au premier regard sous les traits réguliers d’une façade conçue par l’intendant Tourny à la fin du XVIIIe siècle, qui borde les quais de la Garonne. C’est le Bordeaux « classique » de la place de la Bourse, des alentours du Grand Théâtre, des Quinconces et des immeubles qui longent le jardin public.
Mais si, ayant longé les quais dans la direction de la gare, on s’insinue sous une porte médiévale, la porte de la Monnaie, on découvre autour d’une flèche gothique et d’un campanile un quartier plus bohème où l’Arabe enraciné de très vieille date côtoie l’étudiant et le retraité impécunieux. Peu à peu, par une pente inéluctable, le bobo évincera le populo. On n’en est pas tout à fait là : le quartier Saint-Michel a encore des réserves d’authenticité. À l’angle d’une rue Porte de la Monnaie qui ne paye pas de mine, tout près du fleuve aux eaux lourdes, on trouve maître Jean-Pierre Xiradakis à l’enseigne de La Tupina.
C’est mon restaurant préféré. J’en ai aimé, j’en aime encore beaucoup d’autres en France, et même à Bordeaux (surtout Ramet), mais celui-là figure l’allégorie parfaite de mon auberge idéale. On pousse la porte et on voit dans une vaste cheminée un feu de bois où rôtissent des volailles ou des épaules d’agneau. Volailles jaunes de Saint-Sever, agneau de Pauillac : tout dans l’authenticité du produit, c’est ainsi que Xiradakis a conçu — et gagné — sa guerre de trente ans contre la « nouvelle cuisine ». Désormais « Xira » est un seigneur bordelais, il traite la gentry locale et les sommités de passage. Quand je l’ai découvert, il n’était pas encore à la mode. On déchiffrait, dans les restaurants les plus huppés, des menus qui ressemblaient à des poèmes de Mallarmé. Les assiettes pour leur part ressemblaient à des dessins de Miró. Le contenu était cuit à la vapeur, avec des jeux de parfums si sophistiqués que les papilles n’y comprenaient rien.