À La Tupina, elles se pourlèchent au premier abord. On attaque l’apéro debout devant l’âtre avec un côtes-de-blaye ou un côtes-de-castillon pour accompagner le grenier médocain, le boudin noir et les tricandilles. Voir griller des tricandilles dans une poêle est déjà un bonheur. On passe à table gentiment éméché. Le jambon frit à l’échalote est un classique, j’y succombe régulièrement. Après, on a le choix, mais si j’ai vu « Xira » tailler de vraies frites bien larges au couteau, ou des haricots de Tarbes mijoter dans une marmite, je suis preneur. Ici le produit exhale sa vraie saveur, subtilement soulignée par un ingrédient, pas deux. Au dessert, les pains perdus ou les merveilles de ma grand-mère. Les vins de « Xira » sont toujours des bordeaux, toujours insolites, jamais décevants. Décor sans falbalas ni peintures « contemporaines », on se voit bien trinquer avec des Mousquetaires en parlant fort et en riant gras.
Ce n’est pas un hasard si mon restaurant préféré se trouve à Bordeaux. Dans cette ville et son arrière-pays, sans doute en rapport avec le culte du vin, la gastronomie a partie liée avec un épicurisme très esthétisant qui englobe pêle-mêle le rugby, la lamproie, la corrida, les pibales, la poésie de La Ville de Mirmont, les huîtres d’Arcachon (avec crépinettes et graves de Pessac-Léognan). Il faut savourer la prose de Veilletet pour comprendre ces noces de la chair et de l’esprit, concélébrées par Montaigne et Mauriac. Il faut écouter Xiradakis décrire la senteur d’une herbe, ou d’un cèpe, et l’accrocher à une image littéraire ou picturale. Il faut un dîner de compères à La Tupina pour savoir que Bordeaux, sous ses airs de duchesse belle mais roidie par l’orgueil et dénaturée par l’anglomanie, dissimule une sensualité presque inquiétante. Ses façades des quartiers chic et ses échoppes des faubourgs semblent refouler le désir mais, paradoxalement, la blondeur si gracieuse de l’église Saint-Pierre passe aux aveux, c’est une ville gourmande.
V
Val enchanté (Le)
On m’a appris à l’école qu’elle prend sa source au mont Gerbier-du-Jonc mais je n’y suis jamais allé. Pour moi, elle débute du côté de Digoin, flanquée de son canal. À Coulanges c’est encore une rivière qui musarde entre des prairies.
Je la retrouve à Nevers. Ces villes de la Loire, il faut les contempler depuis l’autre rive. Ainsi Nevers offre au regard les tours de sa cathédrale, le toit du Palais ducal et ceux qui s’étagent depuis la place de la République. Au crépuscule le tableau est aimable, malgré l’horrible « Centre culturel » de béton gris qui déshonore la rive. En France les lieux dévolus à la « culture » sont presque toujours laids, on se demande pourquoi.
Chaque fois que je reviens à Nevers, je traverse le pont ocre qui ressemble à celui de Regemortes à Moulins. Je longe un chemin de halage qui rejoint le pont métallique de la voie ferrée et je m’approprie la ville. Une visite à sainte Bernadette s’impose. On la voit au naturel, dans le couvent où elle a fini ses jours. Visage légèrement penché, étrangement frais et juvénile.
À Nevers on pense forcément à Bérégovoy qui s’est suicidé au bord du canal, et on retrouve Simenon qui a navigué sur ce même canal à bord de sa péniche, accompagné d’un chien, d’une épouse et d’une maîtresse. Simenon fréquenta Nevers au milieu des années vingt. Il était secrétaire du marquis de Tracy, propriétaire du Journal de Nevers, rebaptisé Journal du Centre.
De Nevers à Cosne, le fleuve et son canal sont pistés par la nationale 7 et la voie ferrée de la ligne Paris-Clermont. La Charité mérite une balade autour de l’abbatiale, c’est une ville admirable, hantée par le fantôme blanc de Jeanne d’Arc. Mais Jeanne m’attend plus loin. C’est Simenon qui m’a fait découvrir Tracy, près de Boisgibault. Le château appartenait au marquis, comme celui de Paray-le-Frésil, près de Moulins. Le fleuve s’est évasé, il y a des îles, du sable blond. Le château s’aperçoit du train, entre les arbres, environné de ses vignes. Pouilly fumé. En face, la colline embrumée de Sancerre. En contrebas, l’église minuscule de Tracy d’où l’on rejoint la Loire en traversant la voie ferrée. Pourquoi de tels endroits accèdent-ils à la magie ? Dix fois j’ai rôdé autour de ce château, de cette église, planqué derrière le passage à niveau pour voir passer un train avant d’aller musarder au bord du fleuve, seul ou accompagné. Je le traverse au pont de Saint-Satur, je longe le canal qui ébauche de légers virages, je grimpe jusqu’à Sancerre pour y frôler un tout autre pays, le Berry. C’est par la route d’Henrichemont, Neuilly et Crézancy qu’il faut aborder Sancerre. On voit surgir des vignes en forme de montagnes russes, les toits marron de la ville. On rejoint la nationale 7 qui désormais ne traverse plus Pouilly, ou bien on prend un train en gare de Cosne et on voit défiler nuitamment, voluptueusement, les gares de Briare et de Montargis. Terminus en gare de Lyon.
Pourquoi, entre tant d’autres haltes, gardé-je un souvenir aussi ému d’une nuit dans une auberge de Pouilly, d’un déjeuner d’amis dans une gargotte à Bannay, en bordure du canal ? Pourquoi cette fascination pour la portion de nationale 7 comprise entre Pougues-les-Eaux et Cosne ? Simenon certes, et la magie de la « 7 », et ce train qui jadis nous convoyait vers la capitale, J.J. et moi, baccalauréat en poche, accompagnés d’une fugueuse avec qui nous n’avions même pas couché.
Mais déjà je savais — vaguement — que la Loire me promettait des enchantements. Après Gien, dont les briques rose foncé du château contrastent avec les toits gris, et Sully, il y a déjà des plages et plusieurs fois, à Saint-Benoît, j’ai eu la chance d’assister à des offices. L’esprit qui souffle dans l’abbatiale, Jeanne d’Arc s’en est grisé l’âme. Jeanne est partout de Jargeau à Beaugency (voir : Jeanne d’Arc), en passant par Orléans et en déviant jusqu’à Patay. C’est le val des Valois. À Meung, qui a donné son patronyme à l’auteur du Roman de la rose, Simenon a mis Maigret à la retraite ; d’Artagnan a connu sa première mésaventure, et aperçu pour la première fois Milady.
Jeanne d’Arc et Dunois ont libéré Meung de l’occupation anglaise. Louis XI, plus tard, libéra Villon qui était emprisonné dans une geôle du château. Le grand poète du bas Moyen Âge exerçait à temps plein le métier de truand. Le roi aimait-il la poésie ? Sa mansuétude plaide en sa faveur.
Toujours Jeanne à Beaugency avec Dunois. Les restes de son fort émergent depuis l’autre rive, il émane de cette ville un air de virilité. Comme à Meung et malgré les bobos qui font leur marché en Weston et Ralph Lauren, on s’évade du monde moderne autour de l’abbatiale. Hommage insolite de la IIIe République à notre héroïne, sur un monument public :
Tout au long du val de Loire, les règnes des Valois ont semé des châteaux qui suffiraient à notre orgueil national s’il n’avait d’autres titres à se hausser du col. J’en connais des dizaines, j’en découvre à chaque nouvelle incursion, sans négliger d’aller revoir les plus célèbres — Chambord, Chenonceaux, Azay, Valençay, Villesavin Ussé, Cheverny qui a inspiré le Moulinsart d’Hergé. Presque tous ont des restes médiévaux, accommodés par la Renaissance selon des modes empruntées à l’Italie. Juste empruntées, pas imitées : les châteaux de la Loire attestent d’un génie bien français ; ceux d’Italie sont moins beaux. Aucun autre pays n’a enfanté, dans une vallée longue de deux cents kilomètres à peine, un tel prodige architectural, semé dans une campagne si douce que le regard s’y noie de tendresse. Entre Blois et Saumur, j’évolue dans une patrie presque aussi intime que dans mon village. Autrement.