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Vercingétorix incarne la résistance à l’envahisseur, César et ses légions en l’occurrence, mais le mythe a été forgé après la défaite de 1870 face aux Prussiens, il vaut pour toutes les résistances — contre le Hun, le Maure, le Magyar, le Viking, l’Anglais (longtemps), le Russe (1815), l’Allemand (1914, 1940). D’ailleurs le monument aux morts de Barbizon s’orne d’un buste de Vercingétorix et il n’est sûrement pas le seul. C’est un mythe essentiel, un héros nécessaire ; je me l’approprie d’autant plus aisément qu’il était le chef de la tribu des Arvernes : Gergovie, sa capitale, théâtre d’un premier et vain siège de César, est à l’épicentre de mes racines, sur du granit où soufflent des vents furieux.

Comme toujours, la légende en a rajouté. Et retranché. Elle occulte une jeunesse durant laquelle César fut son protecteur et ses alliances à géométrie variable pour fixer la caméra sur l’« union » des chefs gaulois nouée chez les Carnutes, les prémices de l’insurrection, les victoires de Gergovie et de Bibracte, la vilenie des Éduens, Avaricum, le piège d’Alésia, le sacrifice puis le martyre à Rome. C’est une légende, il faut la prendre comme elle nous vient, même si la romanisation de la Gaule était aussi inéluctable que salutaire. Tous les peuples ont besoin d’une légende fondatrice, assez ambiguë pour légitimer leur patriotisme et justifier leurs déboires. Gergovie pour notre orgueil, Alésia pour nos larmes et la cruauté de César pour faire bonne mesure. Celle de Vercingétorix n’avait peut-être rien à lui envier ; sa réclusion et sa mise à mort l’absolvent et le sanctifient. L’ultime résistance des Gaulois à Uxellodunum parachève un mythe qui récupère Jeanne d’Arc au passage. L’épopée gaullienne s’y est greffée. La France est un pays trop désirable pour ne pas susciter des convoitises, et le prédateur trouve toujours des Éduens pour lui ouvrir les portes ; d’où l’importance de la figure du résistant héroïque — Jean Moulin au plus près de nous, Vercingétorix dans l’aube brumeuse du destin national.

Versailles

Chaque fois que j’y reviens, je me demande ce qu’éprouvent les visiteurs étrangers. La « grandeur » dont les guides font état, c’est le règne du Roi-Soleil, les fastes de la Cour, les maîtresses et l’étiquette, les comédies courtisanesques relatées dans les Mémoires de Saint-Simon. Je n’ai aucune sympathie pour Louis XIV. Si Versailles n’était que le miroir de sa majesté, j’irais aimer ailleurs une France aussi altière mais moins empesée. Parce que notre langue atteignait son apogée et que sa plume avait du génie, Saint-Simon nous a donné un chef-d’œuvre, sans le savoir car ce qu’il raconte à hauteur de ses propres vanités, on le retrouve sous tous les règnes, toutes les républiques.

Or Versailles ne cesse de me fasciner. Pas tellement pour les attendus de la « grandeur », encore qu’elle ait ébloui toutes les Cours et inauguré une assez longue suprématie culturelle en imposant notre langue et nos tours d’esprit. À Versailles rien n’est démesuré, voire imposant. La magie des lieux opère plutôt sur le registre de la familiarité, je me sens chez moi, aucunement intimidé. Ni envoûté d’emblée en abordant la façade Louis XIII du château depuis la place d’Armes. Le charme nous enveloppe au fil de la balade, quand apparaît l’autre visage architectural, celui d’Hardouin-Mansart, depuis les deux Bassins. Il faut se perdre en amoureux dans le dédale des bosquets de Le Nôtre, caresser de la main les statues en se retournant à hauteur du bassin d’Apollon de Le Brun, et peu à peu s’impose l’évidence d’une féerie aimablement, gracieusement surnaturelle. Il faut rejoindre le Grand Canal, pousser jusqu’au Grand Trianon sans se laisser piéger par ce mot : « grand ». Le mot « harmonie » est bien plus approprié. C’est la quintessence du classicisme français et le zénith du baroque français — une pudeur dans la sensualité, une douceur dans les jeux d’équilibre, une rigueur dans la luxuriance. Comme si, le mot « civilisé » ayant trouvé par miracle sa juste incarnation, il eût mieux valu en rester là. Je ressens cela, très fort, à l’intérieur de la chapelle, sous les dorures des salons ou au long de la galerie des Glaces : une apothéose somme toute discrète et déjà un peu crépusculaire. Rien à voir avec la « grandeur » sinistre de l’Escurial ou la majesté compassée de Schönbrunn, si l’on veut établir une comparaison avec deux autres apogées.

À Versailles, la France consent au reste du monde le sourire resplendissant de l’égérie trop sûre de ses avantages pour s’en infatuer. Elle a été en d’autres temps plus noble, plus vertueuse, plus glorieuse même et surtout plus jeune ; jamais elle n’a été aussi belle. Le triomphe de cette féminité comble notre orgueil, autant que cent faits d’armes. Versailles, c’est la France dans ses états de grâce, les miroitements de son génie, le temple de la francité. J’ai toutes les indulgences pour Louis-Philippe car il a eu l’heureuse idée d’y installer le musée de nos gloires, tous genres et tous régimes confondus. Louable syncrétisme qui imbrique pêle-mêle, dans les anciens appartements des Princes, les statues de nos écrivains, de nos premiers rois et de nos guerriers, les portraits des maréchaux et les arbres généalogiques des grandes familles, le sacre de Napoléon par David et son passage au pont d’Arcole par Gros, les batailles majeures mythifiées par Le Brun, Fragonard, Vernet ou Delacroix. Bien sûr le « roi bourgeois » ne s’est pas oublié, mais peu importe, cet abrégé désordonné de l’histoire de France est aussi émouvant que la crypte de Saint-Denis. Et il fallait que Versailles en fût le théâtre, puisqu’en ces lieux la France s’est théâtralisée assez somptueusement pour ébahir à tout jamais le reste du monde.

Vincennes (Le château de)

Depuis mon enfance, il symbolise une virilité médiévale (le donjon et le mur d’enceinte de Charles V), adoucie par les deux pavillons dits du Roi et de la Reine (XVIIe), sanctifiée par la Sainte-Chapelle. Henri V y est mort, pour notre honte, mais Charles VII l’a récupéré. Bien plus tard, les Allemands l’ont occupé, nouvelle honte. Entre-temps il a vu des rois naître, convoler, mourir ou se planquer, des prisonniers y calmer leurs ardeurs philosophiques et autres (Mirabeau, Sade, Diderot), le jeune duc d’Enghien se faire assassiner dans les douves.

C’est un décor de Walter Scott à la française, évocateur d’une France de chevaliers qui d’un coup d’épée tranchaient en deux l’ennemi et son cheval. Le chêne où Saint Louis rendait la justice se trouvait-il à l’intérieur ou hors de l’enceinte ? Longtemps, j’ai tourné autour des douves en me demandant par où le duc de Beaufort avait pu s’évader. C’est un épisode majeur de Vingt ans après, au moment de la Fronde. Une « Association des amis de Dumas » a apposé une plaque du côté du Donjon et du bois de Vincennes, affirmant que l’inénarrable « roi des Halles » avait fait la belle à cet endroit. Doit-on le croire ? J’imaginais plutôt Athos et Aramis planqués de l’autre côté, vers Joinville.

Parfois je viens nuitamment, je me coule dans la peau d’une sentinelle et je crois apercevoir un fantôme noir et impavide : Saint-Cyran, le janséniste impénitent, qui entretint sur place, durant cinq années de captivité, un dialogue avec Dieu dont j’aimerais connaître la teneur. L’orgueil de ce solitaire gascon était admirable ; il rejoint la sainteté et l’héroïsme dans l’ordre de la rébellion, presque sacré à mes yeux. Pour autant je ne lui donne pas théologiquement raison. Je ne donne pas raison non plus à Richelieu de l’avoir encaserné, tout en l’absolvant : en bon Français j’aime la sédition, mais il ne me déplaît pas qu’un vrai chef sache la brider.