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Lorsque de Gaulle revint au pouvoir au printemps 1958, il rêva à haute voix d’implanter sa Ve République au château de Vincennes. Que n’a-t-il persévéré dans ce projet, au lieu d’aller se morfondre dans la bonbonnière de l’Élysée, conçue pour des parties fines et marquée par une abdication ? À Vincennes, un chef peut prendre du recul et être inspiré par la plus haute mémoire. Et quel oratoire pour un méditatif !

La ville au pied du château n’en revient pas d’avoir vu passer tant de rois, et d’avoir hébergé tant d’uniformes à la retraite. Le cimetière regorge d’officiers, dont un de mes arrière-grands-oncles, compagnon d’armes de Mac Mahon à Sébastopol. Ses mânes ne m’ont pas converti au militarisme pratiquant mais il me plaît de les savoir là, j’en tire le sentiment d’être plus ou moins copropriétaire du château. Je reviens souvent à Vincennes. Chaque fois, une petite fierté me surprend en revoyant ce donjon bien planté, franc comme l’or et qui somme toute a ses élégances. J’arrive toujours par le bois qui prolonge le zoo ; ses pénombres hantées par des dames peu vêtues sous leur fourrure accréditent l’illusion d’avoir fui le siècle par enchantement pour atterrir dans un royaume de France où sainteté et trivialité font la paire.

Vins et Spiritueux

« Qui ne sait boire ne sait rien. »

BOILEAU

Ma culture œnologique est des plus lacunaires. Je connais mieux les terroirs que les cépages qu’on y cultive. Le pinot noir, le cabernet-sauvignon, le merlot n’ont que des secrets pour moi et dans une dégustation à l’aveugle je suis incapable de distinguer un moulis d’un pauillac ; à peine deviné-je qu’il s’agit d’un médoc. Est-il aussi « souple » ou « charpenté » qu’on me le dit ? L’acacia, la vanille, le fruit rouge, le cuir que détectent les initiés, j’arrive à les identifier ou plutôt je les reconnais si on me les signale. J’aime le vin, j’apprécie quand un connaisseur me le raconte, sans cuistrerie si possible et sans trop de technicité. L’œnologie m’intéresse moins que le voyage entre les vignes et mes papilles ont tendance à déguster un paysage. Si c’est un cahors, je serpente sur le causse du côté de Montcuq ou de Prayssac, le village du maréchal Bessières (son cœur est dans l’église). Si c’est un jurançon, je vois le pont sur le gave, depuis le boulevard des Pyrénées, et me reviennent en mémoire des séquences viriles à la Croix-du-Prince. Je n’imagine pas de boire un tursan avec une égérie, il me faut des copains, et de rugby si possible. L’égérie, je la vois plutôt effleurer des lèvres une flûte de champagne, à la rigueur un verre de saint-julien ou un bonnezeaux.

Un vin, un coin de France, des croupes plus ou moins alanguies, avec les souvenirs afférents, les écrivains qui l’ont magnifié. Je serais bien en peine de décrire le vin de Saint-Michel-de-Montaigne. Mérite-t-il l’appellation côtes-de-castillon ? Probablement pas puisque la localité se trouve en Dordogne. Peu importe, en le goûtant je revois le château sur son promontoire, la vallée en contrebas, le parc, la fameuse tour — et je trouve une adéquation entre le décor, le breuvage et le franc naturel des Essais, leur désinvolture, leur débotté. Si on me sert un sauternes, je me réapproprie le territoire de Mauriac, entre Saint-Symphorien (Le Mystère Frontenac) et Malagar sur sa colline. Un verre de pouilly fumé me transbahute à Tracy ; une rasade de côtes-du-roannais commémore des amours (mortes) dans les environs ; l’effervescence du vouvray me ramène à Balzac (L’Illustre Gaudissart), la vivacité d’un chinon à Rabelais.

Le peu que je sais, je le dois à deux amis, écrivains l’un et l’autre et fort dissemblables : Kauffmann et Pirotte. Après trois années de captivité au Liban, Jean-Paul Kauffmann fut libéré. Il chercha où planter ses pénates et se fixa à Pissos, dans la Haute Lande, pas loin de Sore et d’Argelouse qui apparaissent dans les romans de Mauriac. Sa maison a des charmes entêtants. Il l’a décrite dans un livre de sa façon, tout en digressions subtiles. Il s’y adonne à un épicurisme quelque peu esthétisant, plante des arbres, arrose ses fleurs, butine ses livres, regarde le ciel au-dessus des pins et reçoit des amis. Au-dessus des pins, il y a Dieu ; ce n’est pas un vil jouisseur ; pour lui le bonheur des sens est un préalable, pas une finalité.

Sa cave est un tabernacle, toujours fermée à clef. Du vin, il connaît tout : grâce à lui j’ai appris le rudiment sur le tas, connu des vignerons (Ginestet, Cazes, Borie, etc.), découvert cette départementale « 2 » qui traverse la presqu’île du Médoc depuis Margaux jusqu’aux crus bourgeois au-dessus de Lesparre. En qualité de cancre invétéré, je n’ai retenu que des bribes, et sa technicité me rebuterait vite s’il n’y mettait de la poésie, ainsi qu’une étonnante érudition historique. Mettons que son commerce m’ait déniaisé, surtout pour ce qui a trait au vin de Bordeaux — le « vin du regret », dit-il. Car il ne s’est pas ancré par hasard dans cette région, après avoir dirigé L’Amateur de Bordeaux : les sentiments qu’il cultive, et que reflètent ses vins de prédilection, ne sont pas ceux d’un Gascon, d’un Provençal ou d’un Bourguignon, il a besoin de cette mélancolie qui nimbe la plume de Veilletet, autre écrivain, autre connaisseur, chantre de cette région équivoque (Bords d’eaux) et des sentiments qu’elle instille.

Jean-Claude Pirotte n’est guère moins mélancolique, mais il habite Arbois, après une escale dans les Charentes de Chardonne, une autre dans le Cabardès, et c’est la Lotharingie qu’il excelle à célébrer. Donc les vins de Bourgogne, et du Jura. Esthète à sa manière, peintre remarquable, aussi doué pour le vers que pour la prose, il a comme Kauffmann le don de sertir un vin — terroir, cépage, millésime — dans sa gangue historique et littéraire. Il m’a fait connaître Dumay (La Mort du vin) et pas mal de poètes secrets dont il égrène les vers entre deux digressions sur la personnalité d’un pommard ou d’un montrachet. Vins plus « immédiats » selon Kauffmann, et qui se conjuguent au présent de l’indicatif. Vins catholiques selon Pitt, l’éminent géographe, qu’il oppose au protestantisme des bordeaux. Catholiques car historiquement éclos autour des monastères et longtemps bus au Vatican. Plus français aussi : Paris fut leur débouché naturel, on les servait au Louvre, aux Tuileries ou à Versailles. Tandis que les bordeaux sont plus cosmopolites, ils sont toujours partis en Angleterre et en Scandinavie. Si j’osais un avis d’amateur peu éclairé, j’ajouterais que les bourgognes sont plus joyeux et plus débonnaires. D’où ma sympathie — active — pour les petits crus du genre côtes-de-macon blanc ou côtes-de-nuits rouge, l’ivresse qu’ils procurent est plus fraternelle. Je n’ai pas la science de Kauffmann et de Pirotte, je ne l’aurai jamais, mais mes séjours à Pissos et à Arbois se rejoignent en célébrations d’une magie complexe puisqu’elle englobe un savoir-faire (évolutif), des enracinements dans l’histoire-géo, le bon usage des sens.

Les alcools, à l’avenant. Bien sûr j’ai un faible pour l’armagnac, à cause de d’Artagnan, de cette Gascogne devenue une patrie supplétive tant j’ai parcouru ses moindres départementales depuis la Chalosse jusqu’au pays d’Albret, mais j’aime, sans exception, tous les alcools français, pourvu qu’on me les serve dans leur terroir, le cognac à Jarnac, le genièvre à Hazebrouck, le calvados à Domfront, la mirabelle à Charmes, la vieille prune à Souillac (Roques, de préférence, je connais la famille). Chacun explicite l’âme du pays dont l’œil a capturé des bribes avant le souper.