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Chailly

Sur le tableau, il est à peine visible et pourtant tout converge vers lui. C’est le clocher de Chailly-en-Bière, qui sonne l’Angélus de Millet. Autant dire le glas de la France rurale et catholique. En même temps qu’il résume une espérance immémoriale, il rompt une fatalité. Car l’austère, biblique et peu clérical Jean-François Millet, qui avait connu les travaux des champs dans son Cotentin natal, ne se payait pas de bucolisme à l’eau de rose : ses faucheurs, ses moissonneurs, ses glaneuses, baratteuses et autres laitières sont la proie d’un sombre destin. L’arc-en-ciel printanier qu’on voit sur un tableau au Louvre est une parenthèse presque mystique.

J’aime cette œuvre — la ferveur médiévale de la paysanne, l’inclinaison légère de la tête du paysan, sa façon de joindre les mains, suppliante dirait-on, la brouette de l’une, la fourche de l’autre, les jaunes orangés du crépuscule. C’est l’imagerie d’une France de clochers, de chaumières et de crucifix de pierre semés aux carrefours des chemins. La France pieuse et laborieuse de la mère de Péguy que j’ai idéalisée en mon exil parisien, sans me douter qu’elle disparaîtrait si vite. Je l’ai juste entrevue dans mon village, elle allait sur sa fin comme partout ailleurs en France, et cette agonie n’est pas anecdotique, nous sommes plus foncièrement que d’autres un peuple de paysans, comme en témoigne encore l’importance de l’agriculture dans l’économie de la France. La ruralité était déjà en sursis sous Louis-Philippe et Napoléon III. Millet, Théodore Rousseau ont voulu la figer en paysages à la fois humbles et farouches. Tout de suite après vient le temps des décors, avec les impressionnistes et leur postérité.

J’aime cette plaine magnifiée au crépuscule par Rousseau, qui hébergea et inspira l’école de Barbizon, en relais de celle dite de Fontainebleau, dont la quête de la nature me touche (troncs de Corot, peupliers de Barye dans les gorges d’Apremont, paysages de Cézanne). Barbizon s’est à la fois touristisée et embourgeoisée, mais le bric-à-brac charmant du musée aménagé dans l’atelier de Millet ressuscite ce moment de communion artistique. Chailly a gardé un peu d’âme, on croit la frôler à l’enseigne du Cheval-Blanc, dont les murs sont encore tapissés de toiles.

J’aime le clocher de Chailly, il sonne les mêmes heures défuntes que celui de mon village et il toise un cimetière où repose une amie merveilleuse, non loin des tombes de Millet et de Rousseau. Tombes côte à côte, qui entretiennent une autre amitié. Celle de Rousseau est un fouillis de roches, celle de Millet ne se pique de rien.

Champagne

Ses yeux s’embuent, ses joues rosissent, ses lèvres passent aux aveux : enfin elle succombe à mes assauts. Champagne ! Zidane a dribblé le dernier défenseur, ajusté son tir ; le goal est pris à contre-pied, c’est le but de la victoire pour les Bleus. Champagne ! Avec mes copains de régiment, ou de fac, ou de club, on a prémédité un dégagement dans une gargotte à l’ancienne. Champagne pour arroser la nostalgie de nos années folles ! Champagne de rigueur pour les cérémonies de famille, champagne buissonnier pour les joies octroyées par les caprices du hasard. Les vins ont leurs vertus, les apéritifs leurs raisons d’être, et les dîners virils exigent un alcool en guise d’épilogue. Mais le champagne, c’est la vie à la hausse, à la diable, à la roulette russe. Quand le bouchon saute, les cœurs battent une chamade. Quand les bulles s’avisent de pétiller dans la coupe ou la flûte de cristal, l’esprit des lieux revêt ses habits de lumière, on s’évade des réalités. La souillon se métamorphose en marquise, le bureaucrate en James Dean, le technocrate en aventurier, le gazetier de sous-préfecture en un mixte d’Hemingway et de Kessel ; et l’obscur conseiller général se voit à l’Élysée dans le fauteuil du Président. Toute métamorphose est plausible avec la magie du champagne. Elle hisse les songes au-dessus de leur étiage, elle instaure dans les âmes une sorte de faste luxueux, voluptueux, soyeux, capiteux, faramineux. Certes, la mythologie qui enlumine ce vin le prédispose à incarner des fêtes galantes dans des décors à la Watteau ou à la Fragonard. Mais sa texture, sa façon à la fois audacieuse et subtile de titiller la langue, ses arômes de pomme et de pain grillé suffiraient à nous enrôler dans un univers où l’élégance va de soi. C’est pourquoi il faut le lamper comme un élixir d’alchimiste, pas le picoler. N’importe où, mais pas n’importe quand : il convient que les circonstances s’y prêtent, quitte à manier le paradoxe. On peut célébrer au champagne un bonheur dans une cage d’escalier, une clairière ou un abribus ; encore faut-il que ce bonheur soit insolite, et que les célébrants se sentent pousser des ailes. Il y a des fraternités d’armes qui s’entretiennent à la bière, des exaltations dont le rouge force la note. Le champagne, c’est pour les affinités électives, les soupers d’amoureux, les commémorations intimes. Il parachève un banquet, par devoir d’État, et s’impose dans tout cocktail de bon aloi. Cependant sa vocation foncière n’est pas d’ajouter une ivresse à une autre, ni même d’inaugurer une fiesta ; elle consiste plutôt à inoculer, au plus secret des neurones, une sorte d’ivresse de la sensibilité qui rapproche tout un chacun de ce qu’il aurait voulu, de ce qu’il aurait pu, de ce qu’il aurait dû. Et toujours en le tirant vers le haut. Une cuite ordinaire m’inspire des fantasmes de soudard ; un abus de champagne me prête une âme d’élite, je me crois voué à des destins exemplaires, et l’égérie qui m’accompagne éventuellement dans cette prise d’altitude ne saurait être une harpie, un cageot ou une idiote.

On reste toujours tributaire de nos chimères juvéniles. L’étudiant désargenté que je fus voulait devenir un écrivain. Cet état mirifique était associé, entre autres images, à celle-ci : moi, juché sur un tabouret au bar du Ritz, une coupe de champagne à la main. Une pour commencer, en solitaire, les suivantes me consentiraient un sillage d’esprits déliés et de sirènes à l’unisson. Du temps a passé, ma jeunesse s’est évaporée, j’ai gâché de l’encre et bu du champagne en surabondance, au Ritz et ailleurs, du blanc et du rosé. En se trempant dans ce breuvage, ma plume a-t-elle gagné en fluidité ? Je ne sais. Reste en mon for la conviction qu’il a partie liée avec une forme d’ennoblissement. À cet égard il conforte légitimement notre patriotisme : le champagne, c’est la France. On repère facilement son terroir sur les cartes de l’Hexagone, non loin de Reims où débuta quasiment l’histoire de notre pays. Chaque fois qu’au large d’Épernay j’aperçois ses vignes, une fierté cocardière me surprend. Partout dans le monde, à l’instant où les bulles se mettent à pétiller, le génie de la France s’insinue dans les cerveaux, et le butor le plus calamiteux devient peu ou prou un « french lover » irrésistible. Il lui suffit d’énoncer dans sa langue la devise de Blondin : « Remettez-nous ça ! » et le voilà habité par des mânes princières.

Chevreuse (Marie de Rohan, duchesse de)

Belle comme le jour, blonde aux yeux bleus comme Brigitte Bardot (jeune), enjouée, endiablée, intrépide, inconséquente, séditieuse, aventureuse, amoureuse au long cours : l’héroïne du baroque français aura semé dans le royaume de Louis XIII un désordre merveilleux.

Je l’ai rencontrée dans Les Trois Mousquetaires, et je suis tombé amoureux d’elle. Cette dame de haut rang qui se planque chez Aramis, au 25 de la rue de Vaugirard, c’est elle. D’Artagnan a juste aperçu sa silhouette ailée, un soir qu’il pistait Constance Bonacieux. Marie Michon, alias Aglaé, lingère à Tours, c’est elle. Dans Les Trois Mousquetaires, la maîtresse d’Aramis brille par son absence, d’une lumière très noire. Par le mouchoir brodé et la couronne du papier à lettres (parfumé), on sait qu’elle est duchesse. On devine que les flics de Richelieu sont lâchés à ses trousses.