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Foin de toute xénophobie : les vins étrangers invitent au voyage, il ne faut pas les snober. Les progrès de l’œnologie aidant, on fait de grands vins au Chili, des bons en Australie et en Argentine. Ceux de Toscane savent me faire de l’œil, ceux que j’ai lampés au bord du Danube ne m’ont pas déplu. Mes ivresses ont quelquefois passé les frontières ; elles n’ont accédé à un certain ennoblissement qu’à l’intérieur de l’Hexagone.

Volcans

L’Auvergne, écrivait Vialatte, produit des volcans, des fromages et des hommes politiques. Les volcans, je les vois de ma fenêtre, leurs crêtes bleuissent au couchant. Il m’arrive d’escalader l’un ou l’autre puy et là-haut, plus haut que les pacages semés de vaches rousses et de myrtilles noires, c’est le toit d’une Auvergne presque lunaire qui donne à penser sur les origines et les fins dernières. Du coup il me revient que le patriotisme facétieux de Vialatte a oublié les églises romanes — Orcival, Saint-Nectaire, Issoire, Mozac —, si pures dans leur austérité qui doit quelque chose à la lave basaltique dite pierre de Volvic. L’Auvergne a donné des bougnats à Paris, des artisans à Séville, des pneus au monde entier, mais il faut croire que son âpreté dispose à la spiritualité : en enjambant trois siècles de cartésianisme, Pascal et Teilhard de Chardin ont concélébré les noces de la science et de la mystique. Deux Auvergnats aussi peu friables que cette lave noire qui donne à la cathédrale de Clermont et à la ville de Riom une majesté particulière. En de tels lieux on se sent moins enclin qu’ailleurs à la futilité ; cette évidence s’impose à moi quand je traverse le département du Puy-de-Dôme sur l’autoroute A 89. Elle s’impose aussi aux équipes qui vont affronter l’ASM à Montferrand, derrière les usines Michelin, dans une grisaille innommable.

Pascal, Teilhard : les deux pôles de mon humble métaphysique, l’équivalent si l’on veut des « côtés » dans la géographie de Combray. Pascal m’a balisé l’esprit à l’âge où mes copains tâtonnaient en lisant Sartre. J’avais beau quérir mes ivresses entre le rugby, les copines, les romans de Balzac, et me vouer aux paradoxes et aux paroxysmes, penché sur un flipper en affectant des mines de voyou, je savais bien que l’intuition pascalienne était la seule qui vaille. Les Pensées sont le monument — inachevé, négligé — de la pensée française. Toute la métaphysique allemande est réduite à néant en quelques formules météoriques. On peut contourner Pascal, on ne peut pas l’entamer, encore moins le détruire. Sur la question de la grâce, je donne raison aux jésuites contre ses copains jansénistes. Mais Pascal avait raison d’avoir tort : l’orgueil janséniste, son esprit de dissidence, sa fermeté morale ont enfanté un moment appréciable de la spiritualité française.

En revanche, je donne tort aux jésuites qui ont persécuté, avec l’aval du Vatican, le plus grand d’entre eux : Teilhard. J’espère que l’Église le canonisera, pour racheter son aveuglement, il est le seul à napper d’espérance l’hégélianisme confus qui nous tient lieu de tuteur. Cet aristocrate d’une beauté vertigineuse aura été un héros solitaire. Il avait trouvé Dieu dans le secret de son âme, il l’a retrouvé en grattant ses caillasses au fin fond du Tibet. Il a aimé une dame d’amour très chaste, mais tout à fait humain. Il aurait pu rompre des vœux qui le condamnaient à louvoyer pour décliner une théologie qui ne fasse plus rire savants et philosophes. Il a plié sans rompre. Par fidélité. Par humilité. Le roman de sa vie me transporte d’admiration ; l’épilogue à New York me remplit de tristesse. Quel politique auvergnat osera militer pour le retour à Sarcenat, Puy-de-Dôme, du plus noble des intellectuels français « modernes » ? Sans cette œuvre, d’une beauté de cathédrale, le rétrécissement du village planétaire serait vécu comme une farce de l’Enfer. Teilhard me comble d’optimisme quand j’ai succombé au pessimisme pascalien ; ces deux volcans d’Auvergne, qui ne s’éteindront jamais, offrent les deux faces d’une même médaille. Deux génies français. Deux Arvernes rebelles comme Vercingétorix. Deux vigies dans la nuit de mes incertitudes.

X

Xaintrie (La)

Terre des saints ? Des lointains ? Les érudits locaux hésitent. Les contours de la Xaintrie sont aussi incertains que son étymologie. Se prolonge-t-elle sur la planèze de Pleaux (Cantal) ? Les avis divergent. Il est admis communément que Dordogne et Maronne déterminent ses frontières naturelles. Mais Argentat, au pied de ce plateau, est-ce la capitale de la Xaintrie ou une ville étrangère ? En outre il existe deux Xaintrie, la blanche à cause de ses bouleaux (canton de Saint-Privat) et la noire saturée de résineux (canton de Mercœur).

La mienne, c’est la blanche. Dix clochers, une centaine de hameaux, des routes en lacets, des chapelles éparses, des ruisseaux qui cascadent vers le fleuve ou la rivière. Partout, des harmonies en vert et gris, le vert des forêts, le gris des murs. Au printemps, c’est une exubérance qui euphorise ; à l’automne, des harmoniques flamboyantes à couper le souffle d’un Böcklin. L’hiver, douce mélancolie. De presque partout on voit la ligne de crête des volcans éteints, ainsi que le massif du Sancy. De mon village, le plateau de Millevaches et les Monédières en prime. Il en résulte cette impression de toiser le monde d’un peu haut. Le prix à payer, c’est qu’on est un peu loin des villes. Doit-on s’en plaindre ? Toute modestie bue, la Xaintrie a produit un vrai saint — Étienne d’Aubazine —, natif de Vielzot sur la commune de Bassignac-le-Haut. Ne pas confondre avec Bassignac-le-Bas, qui domine la Dordogne, en aval, entre Argentat et Beaulieu. Ce n’est plus la Xaintrie. Les ruines de Merle, sur un piton encerclé par la Maronne, évoquent un Moyen Âge où des truands faisaient la loi. Rude loi, selon toute vraisemblance. Comme ailleurs, Richelieu a ordonné que l’on rase les tours. Elles avaient sûrement fière allure, mais il fallait bien en finir avec ces prédateurs qui pillaient et rançonnaient la plèbe. Il reste assez de vestiges pour régaler l’imagination. Merle est notre joker touristique avec le clocher à peigne de Saint-Cirgues-la-Loutre (sculpture sur le tympan), le presbytère de Saint-Julien-aux-Bois (classicisme), le manoir rustique de Rilhac, le calvaire de Bassignac-le-Haut (XVIe).

C’est mon royaume, une manière d’Irlande aux rivages d’eau douce, en plus beau car la moindre masure a du charme et les horizons qui se déploient en vert sombre, en bleu ou en mauve figurent un océan plus mystérieux que l’Atlantique. Surtout la nuit, quand les lumières des hameaux tremblent de l’autre côté de la gorge ; on dirait les phares d’un rivage. Les routes sont escarpées, je les ai toutes parcourues à pied, en vélo, en Solex, en Mobylette, en Deux-deuche, jamais las de retrouver les extérieurs de mon humble féerie. C’est mon pays, voilà tout, il tourne autour d’Auriac comme des planètes autour de leur astre. Il en existe de plus fastueux ou de plus pittoresques. Aucun Grand Canyon du Colorado, aucun désert, aucune jungle ne m’a procuré l’émotion qui m’assiège lorsque, ayant passé le pont de Spontour ou du Chambon, je regagne mon village en croisant un chevreuil, un sanglier ou un lièvre. « Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux », ce vers de du Bellay est comme l’abrégé de mon patriotisme xaintricois. Sa relation avec mon patriotisme français va de soi : la France est un camaïeu de « pays » qui s’imbriquent en se distinguant, à quelques kilomètres près ; un florilège de singularités qui se sont acoquinées miraculeusement, au long des siècles, quand elle était paysanne. Elle ne l’est plus guère ; la Xaintrie trouve les hivers un peu longs, nous sommes presque tous partis gagner notre vie ailleurs. Mais des « étrangers » s’y installent, et se prennent à l’aimer ; un autre patriotisme en résultera, tant il est vrai que les sentiments d’appartenance viennent du cœur, pas du sang.