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Mystérieuse exilée, dont les silences navrent Aramis. De dépit, il se fera abbé. Déjà il jargonne sur les casuistes. Arrive une lettre d’elle (« Moi qui baise tendrement vos yeux noirs »), et les épinards de carême présentés par Bazin roulent sous la table, avec la calotte. « Un lièvre piqué, un chapon gras, un gigot à l’ail et quatre bouteilles de vieux bourgogne. » Voilà un menu qui tiendra au ventre les certitudes amoureuses. C’est vendredi, mais peu importe : un novice en ce temps-là se damnait pour moins qu’une duchesse, et le Dieu compatissant de saint François de Sales rigolait en douce.

La mère du vicomte de Bragelonne, c’est elle. On découvre enfin son identité, Vingt ans après, dans les débuts de la Fronde, lorsque le comte de la Fère présente le fils à sa mère. Pour avoir acculé Athos à commettre l’acte de chair, après l’infamie de Milady, il fallait qu’elle fût ensorcelante. L’accouplement s’était produit, il est vrai, à la faveur d’une double équivoque, dans un presbytère du Limousin le plus reculé.

Depuis ma première incursion au pays des Mousquetaires, je l’aime et je la cherche en ces temps où les derniers féodaux négocient avec les premiers libertins un pacte d’insoumission à l’État. Je l’ai cherchée dans les livres qui me parlent d’elle, dans les lieux que sa présence a patinés de mystère. Clandestinement ou presque, tant sa réputation est effroyable. Ses contemporains la dénigrent tous ; les historiens l’accablent unanimement. Son premier biographe, le prude Victor Cousin, triche pour ne pas l’enfoncer : il est tombé amoureux d’elle. Son autre biographe, Louis Batiffol, lui accorde le bénéfice des circonstances atténuantes.

On lui reproche — entre autres — d’avoir trahi son pays, dévergondé sa reine, prémédité les assassinats de Richelieu et de Mazarin, peut-être aussi de son roi Louis XIII.

On lui reproche d’avoir inspiré les factieux et armé les régicides.

On lui reproche d’avoir aimé sans remords, et allumé sans vergogne les feux de mille concupiscences.

Elle plaide coupable.

Plus exactement, elle ne plaide pas : elle sourit, hausse les épaules, affecte d’aller se coucher, se déguise en homme et se tire à cheval par une porte dérobée. On la cherche en Touraine ; elle a passé les Pyrénées. On la relance à Madrid ; elle traverse la Tamise à la nage, au mois de janvier et en chemise !

Elle ?

Marie de Rohan, connétable de Luynes, duchesse de Chevreuse.

Marie-la-Belle : avant que de la haïr, ils l’ont tous aimée, ou désirée. Tous, y compris Louis XIII et Richelieu, pour citer les ennemis qu’elle s’est choisis d’emblée, par orgueil ou par caprice. Tous : les rois régnants, les princes et les bourgeois, les valets, les paysans, les servantes d’auberge. Ses pires accusateurs rendent les armes à sa beauté.

Marie-la-Rebelle : la moitié de ses tendres années en exil hors le royaume, ou en relégation hors Paris — ce qui revient au même, car les rôles du théâtre social se distribuaient à l’intérieur du périmètre magique où la Cour se donnait en spectacle.

Marie-l’Espiègle : un itinéraire héroïque parcouru dans l’insouciance par une gamine endiablée et rieuse, souvent ébahie par ses propres audaces.

Insoumise, distraite, adorable et un peu folle Marie, princesse de tous les désirs, miroir vénitien d’une époque violente, confuse, féconde, hallucinée. La plus charmeuse, la plus généreuse, la plus baladeuse, la plus courageuse. La plus impudente, soit ; mais la plus gaie et surtout la plus féminine. Pas frelatée et arriviste comme la Longueville, pas intello et prude comme la Rambouillet. Son existence illustre les songes romanesques de ses contemporains ; elle traverse le demi-siècle à la manière d’une étoile filante. Dans son âme d’alouette éblouie par les ors du baroque, les dernières braises de la Renaissance agonisent. « Circé du siècle », selon Erlanger, Marie mérite autre chose que l’imputation d’une intrigante affligée de nymphomanie. En France, les vainqueurs politiques dictent naturellement l’Histoire, et Richelieu a gagné — à titre posthume — sur tous les fronts. Son ombre immense écrase ses ennemis ; ses Mémoires achèvent de les néantiser, et le doux Mazarin s’est faufilé à ses côtés dans le Panthéon de nos grands hommes d’État. Or, Marie les a défiés l’un après l’autre — eux et leur « raison d’État », dont la nécessité, pour nous évidente, n’apparaissait pas à leurs contemporains. S’agissant de Marie, l’Histoire s’en tient aux croquis dessinés — avec quel fiel ! — par les deux éminences dans leurs écrits.

Elle pardonnerait à Marie ses frasques politiques ou galantes si on la pouvait travestir en ancêtre de quelque mouvement émancipateur. Ainsi a-t-on « récupéré » Mme de Rambouillet et ses Précieuses ! Ninon de Lenclos, la courtisane-philosophe du milieu du siècle, n’a pas échappé non plus à cette retape. Pas moyen d’enrôler Marie dans la cause féministe. Le sel de la liberté, elle l’a goûté sur des lèvres amoureuses ; aux jeux de l’intrigue elle s’est prêtée pour se distraire, ou pour complaire à ses amants, ou pour les deux raisons à la fois. Jamais elle n’a prétendu théoriser ses appétits ou ses caprices. Marie-la-Solitaire, embastillée dans l’entrelacs de ses désirs de femme, affronte la postérité sans concours militant.

C’est une Rohan (« Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan je suis »), elle a dans les sangs l’orgueil naïf de ses origines. Pas la morgue. Après la Fronde, ultime bal de la sédition nobiliaire, cette allégorie de la féminité épousera un petit gentilhomme limousin et mourra presque octogénaire en odeur de sainteté. Vaguement janséniste, ce qui est encore une irrégularité.

J’ai vu son portrait à Dampierre. Elle ressemble, m’a-t-il semblé, à l’actuelle duchesse de Chevreuse, Christine de son prénom (née Roussel, famille gasconne). Plus exactement elle portait ce titre lorsqu’elle m’a reçu. Depuis, le duc de Luynes est mort, son mari a dû hériter du titre de son père, c’est le mode d’ascension sociale dans ces milieux-là. Feu le duc aussi m’a reçu dans son château de Luynes. J’écrivais un livre sur leur ancêtre. Marie, en premières noces, avait épousé Charles d’Albert de Luynes, le favori de Louis XIII, et malgré ses dévergondages la famille en tire une fierté légitime. Je me revois, accompagné d’un comte de Luynes qui a dû lui aussi prendre du galon, chercher absurdement la tombe de ma chère Marie entre deux HLM de Gagny (93) où se trouvait jadis un couvent. Je me revois rôdant frauduleusement dans le parc du château de Montbazon où s’est écoulée une partie de son enfance. J’étais amoureux d’elle, je le suis encore, c’est — avec Jeanne d’Arc, Thérèse de Lisieux, Bernadette Soubirous et Emma Bovary — mon héroïne française préférée.

« Rien n’était quasi impossible à une femme aussi belle et avec autant d’esprit que celle-là. »

Fontenay-Mareuil.

« Lumière des perfections. » Jacques Callot.

« Elle était jolie, éveillée, friponne… »

Tallemant des Réaux.

« Une femme de qui la malice surpassait celle de son sexe. » Châteauneuf.