— Je vous laisse vous installer. Le travail de mercredi, c’est le paquet dans cette chemise. Il y a les cinq exemplaires. Oh ! pardonnez-moi, j’ai oublié la dernière page dans ma machine. Je suis étourdie. La voici. Est-ce que je peux vous dire quelque chose, monsieur Dard ?
— Bien sûr, Josiane.
— J’ai tremblé mais j’aime beaucoup votre histoire. Est-ce qu’ils vont tous être tués ?
— Qu’est-ce que vous feriez si vous deviez écrire la suite ?
— Je dirais au chef de se dénoncer.
— Raté, chère Josiane, mais je ne vous en dis pas plus.
— Oh, vous savez, je n’ai pas beaucoup d’imagination. Pas comme vous, monsieur Dard. Et pourquoi ça s’appelle Le sang est plus épais que l’eau ? Je ne vois pas le rapport avec l’histoire[64].
— C’est le titre du livre que j’ai écrit avec mon ami Robert Hossein. Vous voyez qui c’est, Robert ? La pièce, elle, va s’appeler Les Six Hommes en question, c’est plus proche de l’intrigue, n’est-ce pas ?
— C’est mieux. Enfin, si vous me permettez de donner mon avis.
— Vous m’êtes précieuse, Josiane. Ah, j’ai oublié de vous dire que je vous augmente, à 70 francs la page. Vous êtes d’accord ?
— Mais… vous m’avez déjà augmentée il y a deux mois !
— Peut-être ! Mais attention, je parle en anciens francs.
— C’est comme moi, je m’y ferai jamais. Oh, monsieur Dard, René et moi, on sait pas comment vous remercier.
Pendant que Frédéric parcourt rapidement le manuscrit fraîchement tapé (il sait que le travail est toujours très soigné, sans aucune faute, ni de frappe ni d’orthographe), Josiane a ouvert la porte de derrière et appelle René, son « Toutoune » chéri, en train de lui cueillir quelques fruits et légumes pour le souper.
René entre dans la pièce, les mains chargées de grosses tomates écarlates.
— Ah, vous voilà ! Bonjour, René ! Ça tombe bien, j’ai un service à vous demander. Pour ma nouvelle voiture.
— Bonjour, monsieur Dard. Vous avez toujours votre Rosengart ?
— Non, elle était tout le temps en panne. J’ai pris une « belle américaine ». Un peu moins grosse que celle du film de Dhéry, et surtout pour amuser les gamins. J’aurais besoin d’une boule à l’arrière avec tout le système électrique, pour fixer la remorque de mon petit hors-bord. C’est dans vos cordes ?
— On peut essayer, monsieur Dard.
— Et puis, si vous pouviez passer à la maison, ma femme voudrait poser un interrupteur de sonnette discret pour appeler la bonne. Enfin, j’ai pas tout compris, mais elle vous expliquera mieux que moi.
— J’irai voir, vous inquiétez pas. Vous voulez quelques tomates ?
Frédéric regarde sa montre et se lève précipitamment.
— Oh, oui, on les adore à la maison. Merci, merci, je sais pas ce que je ferais sans vous deux ! Bon, j’y vais, je suis en retard.
— Vous ne me donnez rien à taper cette fois-ci ?
— Ah si, Josianne, je suis bête, je suis même venu pour ça.
Frédéric fouille dans son porte-documents et sort un paquet de feuilles manuscrites présentées en deux colonnes.
— Tenez, c’est la suite de l’histoire. Vous n’écrivez pas quelque chose à votre idée. Promis ?
Josiane et René sont tout sourires en écoutant l’avertissement de Frédéric.
— Vous me faites marcher, monsieur Dard. J’ai jamais changé un mot, pensez bien ! Même quand vous avez tué votre mule !
Frédéric sourit à l’évocation de ce souvenir : la fin de son adaptation de La dynamite est bonne à boire.
— J’en ai besoin dans deux jours. Vingt pages, ça ira ?
— Du moment que vous en avez besoin, ce sera fait.
— Alors à lundi.
Frédéric a déjà franchi la porte et s’éloigne à grandes enjambées. René, ses tomates à la main, le hèle vivement.
— Monsieur Dard ! Vos tomates !
— Apportez-les demain à Odette, ça lui fera encore plus plaisir que si c’est moi qui les lui rapporte.
Hier, j’étais avec René et mamie Jo, dans la même pièce et à la même table où Frédéric s’est si souvent assis par le passé. René a ressorti la vénérable Olympia, celle qui avait remplacé l’Underwood des tout débuts. Mamie Jo a inséré une feuille vierge dans le rouleau, puis elle a posé ses deux mains un peu déformées par l’arthrose au-dessus du clavier. Il n’a pas fallu plus de trois mots pour que les doigts se mettent à virevolter d’une touche à l’autre. Par deux fois, pour passer à la ligne, elle a repoussé le chariot d’un geste sûr de la main droite ; alors, seulement, j’ai regardé la feuille et j’ai lu :
« Monsieur Frédéric Dard était le plus gentil des hommes. »
Scutenaire
À Louis Scutenaire dont la vie est un chef-d’œuvre.
J’ai longtemps tourné en rond avant de pouvoir écrire quelques phrases sur le poète Scutenaire. Ce cher vieux génie belge, comme le qualifiait Frédéric qui le fréquenta un peu, mais l’aima beaucoup. Pour tout de suite se désoler qu’il soit si méconnu, même de ses compatriotes. La meilleure histoire belge, je vais te la dire, c’est la plus terrifiante de toutes : « Il est une fois Scutenaire, et les Belges n’en savent rien. » Sauf peut-être Philippe Geluck, qui, à l’instar de Frédéric, conçoit l’humour comme « une forme de résistance » et la gentillesse comme la plus belle des vertus, d’où l’amitié qu’ils se sont témoignée. En 1993, Frédéric prédisait au « Chat » qu’il allait conquérir la planète et appelait Geluck mon admirable !
L’envie me taraudait, tiens, de vous servir une seule phrase de ce bienfaiseur (fêteur, si vous préférez !) de l’humanité. Sans le moindre commentaire. Et de partir sur la pointe des pieds. Si tu ne la comprends pas, cette phrase, tu ne comprendras jamais « Scut ». (J’aime son surnom. Ça fait « scud », ça lui va bien, il en a tellement balancé, des mots-torpilles, des-qui-tuent-pas, mais que tu te prends quand même en pleine poire.) Si tu ne la comprends pas, tu comprendras jamais San-Antonio non plus, car Scut, c’est 183 Sana en cinquante pages. Non, bien sûr, c’est faux, il n’y a pas notre beau gosse, ni notre Félicie, ni not’ Béru, ni toute la troupe, ni la bouffe, ni le cul, ni les heures à rire et à pleurer à n’en plus finir. Scut, c’est plutôt un raccourci pour un siècle si pressé qu’on en est tout chose à sa lecture, car c’est trop vite fini. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Sana : Il dit tout, mais par brèves giclées, Scut. Il sait la vie, la mort, l’avant, l’après […], l’amère patrie, le surréalisme, les frites, les cons, les mœurs, les larmes et la façon dont, chez lui, il doit éteindre au rez-de-chaussée avant d’éclairer au premier pour ne pas faire sauter le compteur électrique.
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