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— Je ne te présente pas notre adaptateur commun…

La réplique est cinglante, profondément blessante, et laisse un Frédéric atterré, les larmes aux yeux, auquel Simenon a décoché un regard furieux.

— Je n’ai pas d’adaptateur.

Le lendemain, Simenon s’en excuse d’une manière goguenarde. Mais le mal est fait. Plongé dans une boulimie de création qui peine à absorber son imaginaire démesuré, Frédéric oublie vite sa terrible vexation. Mais les routes des deux hommes ne se croiseront plus. Frédéric est en marche vers la gloire et s’est déjà émancipé de toutes ses influences littéraires. Lira-t-il encore Simenon ? Bien sûr ! Il a juste dissocié le bonhomme, qu’il a connu cassant et imbu de lui-même, de son œuvre. N’a-t-il pas fait de même avec Céline, pour d’autres raisons ? Jusqu’à la fin de sa vie trotteront dans sa mémoire les premières phrases des romans de Simenon, au point d’en faire un jeu avec un complice des dernières années, Albert Benloulou, l’éditeur, l’agent et, plus encore, l’ami.

— D’où vient celle-ci : « Une fin d’après-midi radieuse. Un soleil presque sirupeux dans les rues paisibles de la rive Gauche. Et partout, sur les visages, dans les mille bruits familiers de la rue, de la joie de vivre » ?

— 45° à l’ombre, non ?

Quand ils sont saturés de travail, tous deux, avec Simenon, se « lavent la tête », l’un de trop d’heures d’écriture, l’autre de trop d’heures de lecture.

* * *

Intrigué, j’ai joué au jeu de la première phrase. Avec un San-Antonio pris au hasard. Celui qui m’est tombé sous la main s’intitule Les Soupers du prince. Je l’ai ouvert et j’ai lu : Quand Édouard arriva au chantier, sa mère était en train de faire l’amour avec Fausto Coppi. Régal !

* * *

Et Simenon, avec quel œil regarde-t-il l’ascension désormais fulgurante de l’écrivain si précoce dont il soulignait à Gaston Gallimard : « Il a certainement du talent » ? Repense-t-il de temps en temps à l’émotion qu’il a ressentie à la lecture de La Crève et aux mots qu’il a adressés au jeune auteur, de dix-huit ans son cadet : « Il contient quatre ou cinq pages que je voudrais avoir écrites, ce qui ne veut pas dire que les autres ne soient pas de premier ordre » ? Quatre ou cinq pages seulement ? Simenon n’a-t-il pas imaginé dans la foulée La neige était sale, une autre histoire de lâche, une manière de montrer à l’élève la patte inimitable du « maître » ? Revit-il parfois cette matinée où un môme se disant journaliste l’a interpellé sur un quai de gare ? Il s’était tellement reconnu, à son âge, dans cet « adolescent, presque pareil — sauf les cheveux plus clairs — tendu, piaffant, douloureusement impatient d’écrire, et de vivre ». Simenon lira-t-il un seul San-Antonio ? On l’imagine mal, lui qui disait, provocateur, à Claude Lanzmann : « Je n’ai pas lu un roman depuis 1928 » et qui feignait de ne pas connaître le nom et le succès du plus prolifique désormais de tous les écrivains français. « Je crois qu’en France, des écrivains qui gagnent leur vie, uniquement par la littérature, il n’y en a pas dix : Sartre, Beauvoir, vous, moi, Sagan, Christiane Rochefort peut-être. » Un de ses fils lui rétorqua cruellement un jour, alors qu’il lui demandait d’arrêter de lire ces âneries de San-Antonio :

— Tes bouquins sont chiants, ça, au moins, ça me fait marrer !

Et Bérurier, savez-vous comment il évoquait Simenon ? Mais les crimes en vase clos, moi j’y crois pas. Dans les romans de tata Grisbi, du Roi Vicaire, de Si mais Non ou de la chicorée Leroux, je veux bien. Mais dans la réalité, ça existe pas parce que c’est pas possible. Préposé à la circulation sur le boulevard Richard-Lenoir, Béru, s’il ne connaissait pas Si mais Non, fréquentait Maigret qui habitait au 132. Enfin, on peut rêver !

À la mort du « maître », dans un dernier hommage, Frédéric trouva les mots pour dire la formidable source d’inspiration qu’avait été pour lui cet écrivain unique et irremplaçable. Il ne regretta qu’une chose : Aujourd’hui je reste perplexe, car il n’avait pas deviné Dieu qui m’est si confortable. Il l’avait remplacé par Maigret, mais Dieu fume peut-être la pipe (14 septembre 1989).

Solitude

Jean-Paul II est dans sa chapelle privée. À genoux, en train de prier. C’est ainsi que Frédéric le découvre, immobile, la tête légèrement penchée en avant. Il l’observe, fasciné par la force que dégage cet homme qu’il ne voit pourtant que de dos, mais dont l’attitude pieuse imprègne d’une haute spiritualité l’atmosphère de l’autel. Frédéric a soudain le sentiment que, face au Christ, l’évêque de Rome, chef d’une Église comptant plus de 2 milliards de chrétiens, est l’homme le plus seul au monde. L’entrevue avec le pape a été organisée par Mgr Mamie, l’ami de la famille. Françoise, Joséphine et Abdel ont accompagné Frédéric. Une photo immortalise leur rencontre avec Jean-Paul II. Elle raconte la simplicité de l’accueil, l’écoute joyeuse des cinq visiteurs, l’hospitalité bienveillante de leur hôte. On ne saura rien de l’entretien, et c’est bien ainsi. La grâce se passe de commentaires. Le reste les regarde, cela ne regarde donc personne.

* * *

Enfin un pape qui ne joue plus à être le représentant de Dieu sur la Terre, parce qu’il est trop ardemment le représentant des hommes auprès du Saint-Ciel !… Enfin un jules, Seigneur ! Un vrai, avec des mains et un regard ! Un pape qui a réellement l’air de venir de chez toi, mon Jésus gentil, et non de chez la contessa di Castapiana ! (Lettre d’amour au pape par San-Antonio.)

* * *

Dans l’avion qui le ramène à Genève, Frédéric repense à sa première vision de Jean-Paul II. À cet homme de Dieu isolé dans sa prière. Sur le moment, il s’est surpris à évoquer sa propre solitude, puis il a chassé cette idée par respect pour le lieu et l’homme qui l’accueillaient. À dix mille mètres d’altitude, entouré d’inconnus, ses souvenirs le rattrapent. Ils lui ont fait écrire que, à partir du moment où on vous coupe le cordon ombilical, c’est râpé. On est seulabre pour l’éternité. Gamin, aux séances de sport, les mises sur la touche pour raison de handicap lui ont appris à s’accommoder de l’exclusion. Appris à vivre dans l’émotion personnelle. Puis, il y a eu l’abandon par ses parents, l’obligeant à partager la solitude de sa grand-mère. Une solitude peuplée de milliers de personnages de romans ; héros de cape et d’épée, gendarmes et voleurs, fripouilles, mariolles et débrouillards. L’enfant reclus, abruti d’histoires, fasciné par sa conteuse, se crée un univers où vont vite s’imposer ses personnages préférés, de Bibi Fricotin à Rouletabille, de Bicot à Robinson Crusoé. Petit chiard que j’étais, je jouissais de cette obole, me disant qu’il ne pouvait exister de meilleur sort que de se retrouver seul sur une île avec de quoi bâtir un univers enfin purgé de la racaille humaine. Quand Bonne-Maman l’enferme pour la nuit dans sa turbulette, il se voit tantôt mort, ficelé dans son linceul, tantôt à l’abri d’une grotte au beau milieu d’une île déserte. Ces sentiments ne le quitteront plus. Il fera de la solitude un pays d’où il s’évade sans arrêt pour aller se cogner aux hommes. C’est une solitude pilonnante : elle me pousse à tendre la main, à ouvrir le cœur, à voir, à gueuler, elle est génératrice de pitié, de colères. C’est, je crois, une solitude de bon aloi.