Comme toujours chez Frédéric, un sentiment fort le dispute à son contraire. La solitude qu’il recherche, et qui parfois le ronge, fait aussi sa force. D’où l’impression de tous ceux qui l’approchent, avec des intentions mélangées ; son écoute et sa jovialité ne sont pas feintes, donnant l’illusion de le connaître depuis longtemps. En réalité, l’homme est secret, car il possède la faculté d’être une compagnie suffisante pour [lui]-même, en tous lieux, en toutes circonstances. Le mur de son intimité semble impossible à franchir. Il lui permet de se protéger pleinement au milieu des autres. Et quels autres, souvent ! Question d’entraînement et d’habitude. La méthode est simple, il suffit de faire semblant ! L’écrivain laisse ses héros révéler sa propre part sombre, tandis qu’il regarde, de sa dunette helvétique, les hommes et toute leur chiennerie s’agiter sur le pont. Avec Dieu pour témoin : Ô ! Seigneur ! Pouvoir dissiper tous ces cons, sous-cons, archicons que tu m’as accumulés en cours de route ! S’en défaire ! Se refaire une virginité de solitude. Ils me sont devenus si intolérables, tous : ceux que je connais, et aussi les autres, ceux qu’il me reste à rencontrer.
Mais ce n’est qu’un cri de colère, devant notre refus d’accepter que la solitude intérieure est la condition même de l’homme. Si nous osions nous l’avouer, nous irions plus souvent la frotter à la solitude des autres. Cela s’appelle aimer. Il n’y a pas d’autre moyen de s’en défendre que d’aimer. Ou tu aimes, ou tu te butes. C’est tout. Il n’y a pas d’autres remèdes à la vie. Aimer ou te suicider, ce sont les deux seuls et uniques actes qui te soient permis.
Un jour je serai tout seul, comme un arbre planté dans mon chagrin. Voilà la véritable angoisse de Frédéric, celle qu’il noie dans l’amour et le travail, dans le besoin de parler et de rompre la solitude qu’il a choisie. Une fois de plus, Charles de Jallieu, héros dardien à l’image de « l’homme nu » de Simenon, nous livre la clef de l’énigme. Charles reste seul dans la petite pièce indécise. Un coin d’enfer, brusquement. Il pense à Huis clos, de Sartre : « L’enfer, c’est les autres ! » Mon œil ! L’enfer, c’est soi-même. On devrait se sentir à l’abri de sa solitude, comme dans un blockhaus ; en réalité, c’est un labyrinthe où l’on se perd sans jamais se retrouver.
ALCOOL
Surdoué
Jallieu dont il m’arrive de raser les murs, qui ne me reconnaissent pas, ne me reconnaîtront jamais plus. Zob à l’enfant prodigue !
J’ai beau lire et relire articles et livres sur la vie de Frédéric, nulle part je ne trouve l’adjectif « surdoué » ! Seule sa fille Joséphine, évoquant un jour son père, m’a soufflé le mot. « Haut potentiel », me dit-elle, dans son langage professionnel d’art thérapeute.
Comme elle a raison ! Plus qu’un enfant précoce, Frédéric a conservé toute sa vie ces caractéristiques qui, bien au-delà de l’intelligence, font d’un enfant puis d’un adulte un individu possédant des aptitudes nettement supérieures à la moyenne. En découvrant comment les comportementalistes définissent les « hauts potentiels », on pense inévitablement à Frédéric. Jugez plutôt ; ce sont, nous apprennent-ils, des individus :
— lecteurs précoces, insatiables : Frédéric a dévoré les livres, des Pieds nickelés à Victor Hugo, de Bibi Fricotin à Dostoïevski, avant ses douze ans,
— utilisant un vocabulaire très riche : une litote en ce qui le concerne,
— à l’imagination débordante : il est un maître en la matière,
— aimant, très jeunes, la compagnie des adultes : initié en cela par sa grand-mère, et conséquence d’un fréquent rejet par les enfants de son âge, en raison de son handicap,
— à la curiosité exceptionnelle : exacerbée, dès l’enfance, par ce contact étroit avec les adultes,
— hypersensibles : comment dire mieux d’un « Frédéric qui rit, Frédéric qui pleure » ?
— dotés d’une très bonne mémoire : elle est le socle de tous ses livres,
— aux domaines d’intérêt multiples : des domaines littéraires, avant tout, pour Frédéric, ce polygraphe ayant exercé son talent dans tous les genres,
— au grand sens de l’humour : et si c’était le point fort de San-Antonio, de la drôlerie au fou rire, lui qui n’écrivait que pour distraire ?
— et dont l’activité intellectuelle s’apparente à une drogue : il se décrivait comme un malade d’écriture, « en manque » dès qu’il restait plus de vingt-quatre heures sans noircir une page.
Et, plus que tout, d’Arielle Adda (Que sont les enfants doués devenus ?), cette définition qui lui colle à la peau : « On ne peut pas se penser intelligent quand on mesure ses propres faiblesses avec la lucidité aiguë du surdoué, qui ne lui permet aucun aveuglement. » Comment mieux dire de Frédéric, l’homme à l’inclination tenace à douter de ses dons et de son talent ?
Ainsi vécut et créa Frédéric, boulimique de travail, rongé d’incertitudes, surdoué de l’écriture, parfois sous-doué de la vie, vite replié dans la solitude, dans l’amour infini de ses proches et dans la défiance croissante envers ses prochains.
Syndrome San-Antonio
Le syndrome San-Antonio, méconnu en médecine traditionnelle, est une affection touchant exclusivement certains élus de notre pays. Cette maladie tricolore est caractérisée par, d’une part, la notoriété hors du commun d’un personnage populaire, d’autre part, la volonté plus ou moins délibérée de la part des responsables municipaux de ne pas donner le nom de ce personnage à un lieu public digne de lui. Ou l’oubli, ce qui n’est pas plus pardonnable.
DIAGNOSTIC