Les rencontres sont le sel de la vie. Philippe Aurousseau ne me contredira pas. Le hasard fait qu’il met en ligne le premier site consacré à Frédéric Dard/San-Antonio le 6 juin 2000. Jour du décès de Frédéric ! Les coups de fil arrivent du monde entier, de journalistes en mal de matière pour leurs papiers ou d’amoureux en mal d’avoir perdu leur mentor. Chemin faisant, chemin fouinant, il continue ses recherches et déniche des centaines de traductions, sûrement pas toutes heureuses — mais comment en juger ? — , un palmarès où l’Italie l’emporte largement, devant l’Espagne, la Roumanie, la Russie, déjà citée, et l’Allemagne[69]. Plus que tout, il retient les belles rencontres que son site et ses recherches lui occasionnent.
Il y a l’ami Barsoukov, bien sûr, puis la délicieuse Japonaise Mieko Satake, confinée dans sa minuscule boutique de livres du quartier Kanda de Tokyo. Après de longues recherches, elle retrouve un exemplaire de Les salauds vont en enfer, traduction japonaise publiée à l’époque dans un magnifique coffret édité à 500 exemplaires. Un rêve de collectionneur !
Ruth, elle, est néo-zélandaise. À la suite de la mort de Frédéric, elle contacte Philippe par Internet et lui dit toute la tristesse qu’elle a ressentie de son bout du monde. Elle habite Hamilton au sud d’Auckland et, en tant que professeur de français, fait étudier quelques passages de San-Antonio dans le texte. Elle avoue avoir été très peinée d’apprendre son décès car elle s’est attachée à cette écriture particulière, à travers ses textes et son humour (bien que parfois elle ne comprenne pas tous les mots…).
Helena est roumaine, étudiante à l’université de Paris-XII. Le thème du mémoire de thèse qu’elle a choisi est la diversité des expressions inventées par San-Antonio et leur adaptation en langue roumaine. Son directeur de thèse refuse, lui suggérant de traiter un sujet proche concernant l’œuvre de Sartre ou de Balzac. San-Antonio n’a pas sa place parmi les auteurs français sur lesquels on peut présenter un travail universitaire sérieux, argumente-t-il.
Elle doit montrer à ce professeur le nombre de thèses et travaux déjà parus afin qu’il se décide à accepter son sujet. Il détricotera et amendera son travail en vue de sa publication, commente Philippe Aurousseau.
Avec près de 750 traductions recensées, en trente-cinq langues (trente-six si on compte l’espéranto), la première en 1951 (la traduction en italien de l’adaptation de La neige était sale), la dernière sans doute en cours quelque part dans le monde, l’œuvre de Frédéric Dard a atteint depuis longtemps l’universalité. À l’heure où les San-Antonio devenaient un véritable phénomène d’édition en France, des traducteurs du monde entier entreprenaient de faire connaître cet auteur à double facette aux lecteurs les plus curieux de leurs pays respectifs. Si le travail se révéla relativement simple pour les romans signés Dard (et quelques pseudonymes), il en alla tout autrement des San-Antonio.
Frédéric est sans doute intrigué et admiratif des prouesses de ces linguistes qui, malgré leur parfaite connaissance du français, doivent se heurter à des difficultés insurmontables. Dans La Fête des paires, il conseille la lecture de Sky my husband ! de Jean-Loup Chiflet. Cet exercice impossible de transposition d’expressions françaises en anglais, et inversement, l’a beaucoup amusé. Mais qu’en est-il de ses calembours, néologismes et jeux de mots qui constituent petit à petit un nouveau langage de plusieurs milliers de mots ? Comme souvent sur un sujet où il se garde de donner un avis péremptoire, il s’en tire avec humour, devançant les questions qu’on pourrait lui poser : Moi qui suis traduit en seize langues, je ne l’ai encore jamais été devant les tribunaux ! Bon, attends que je me contrôle un peu le dérapage que sinon mes traducteurs britiches vont aller aux fraises au lieu de me convertir en sterlinges. Et, quelques années plus tard : Je suis traduit en quarante-deux langues, y compris l’indoustan mimé et le monégasque (et la langue fourrée princesse).
La passion n’a pas de frontière. Alors qu’il parcourt le monde à la poursuite de tous les malfrats de la Terre, San-Antonio envahit les librairies à la conquête des esprits libres, amateurs d’une certaine culture française dans ce qu’elle a de plus imaginatif, rebelle et drôle. San-Antonio change parfois de nom ; il perd son tiret en allemand et en anglais, devint Sanantonio en italien et en espagnol, et poursuit ses aventures phonétiques sous les noms de , Σαν Αντόνιο, , Сан Антонио, ou [70]… et un curieux San Antonijas en lituanien, associé à son créateur Frederikas Daras !
Lequel Frédéric Dard disait ne parler, en dehors de l’anglais du bout des chailles, que le monégasque, le wallon, le québécois et le suisse romand, se rassurant en pensant que, de toute façon, ce n’était pas à la langue (quoique !), mais à la culotte des filles qu’on juge un pays.
Université
En 1965, en organisant le premier séminaire de Bordeaux sur « Le phénomène San-Antonio » (voir l’entrée Critique), le bon Pr Escarpit[71], sans doute sans le savoir, sonna l’hallali de la grande mise à poil de la littérature san-antonienne. Éberlué, dénudé, Frédéric Dard participait à cet événement dont il mit quelque temps à se remettre. Le jour même, il résuma à sa façon son désarroi : J’avais fabriqué une montre. Vous venez de la démonter en deux temps trois mouvements, et maintenant vous me demandez de dire l’heure ! Guère préoccupé de faire de la littérature avec ses San-Antonio — Dard était là pour ça —, Frédéric n’avait qu’une inquiétude, savoir si cette littérature, bonne ou non, était divertissante. Il avait beau clamer qu’il n’était qu’un écrivailleur, un petit littérateur à 3 balles, qu’il exerçait le métier de sous-auteur : vous savez ce que c’est ? On tartine, on gribouille, on ne fait pas gaffe !… On se vide comme une chasse d’eau. On se répand. On se déglaire… on n’a pas le temps de déguster tout ce qu’on sécrète… la médiocrité du style te crache à la figure. On en rajoute pour se mettre bien avec l’éditeur. Qu’il aboule seulement son histoire, San-A. Ses coups de théâtre et ses calembredaines. Pour ce qui est de ses états d’âme, il peut se l’enfoncer dans le rectum de l’univers cité avec un maillet bien enduit de vaseline, RIEN n’y faisait ! Insensiblement, San-Antonio passait de « je te la sors bonne » à la Sorbonne, malgré le secours d’un académicien : « Que la Sorbonne et la presse pensante se penchent sur lui, il n’en a, comme qui dirait, rien à cirer », les prévint un jour Bertrand Poirot-Delpech.
69
Respectivement, dans le catalogue des éditions étrangères de Philippe Aurousseau (2010) : Italie, 182 ouvrages ; Espagne, 90 ; Roumanie, 83 ; Russie, 70 et Allemagne, 56 (signés San-Antonio, Frédéric Dard et pseudos).
71
Des années plus tard, dans un message d’Escarpit adressé à Frédéric Dard, on lit : « Ce stylo (que vous m’avez offert) m’a servi à écrire les quelques milliers de pages que j’ai pondues depuis cette époque, et je n’ai jamais tracé une ligne avec lui sans espérer en voir jaillir un flot dévastateur de ces inventions verbales dont vous avez le génie. »