Universitaires, linguistes, sémioticiens ou philologues s’employèrent à démonter toute sa collection de « montres », au fur et à mesure que la série San-Antonio s’agrandissait. Toujours avec beaucoup de courtoisie, Frédéric Dard accusa réception des thèses qui fleurissaient et s’empressa de leur réserver une place dans son grenier, sans les avoir déballées, pour qu’elles ne prennent pas la poussière. Croyez-vous que cela découragea leurs auteurs, bien que n’étant pas dupes du devenir de leurs chers documents ? Point du tout ! Après tout, Frédéric n’allait pas jusqu’à s’y opposer ; il se contentait de les prévenir à intervalles réguliers : Les grands produits, c’est les grands produits ; mais San-Antonio, le cacao Van Houten, les pâtes Lustucru, t’as vite fait le tour. On aurait dû lui dire que, pour un universitaire, l’excellence des « Titres et travaux » est parfois plus stratégique que la nature des sujets traités. En tant que médecin, je côtoie des confrères hospitaliers pour lesquels la maladie, à condition qu’elle soit intéressante et objet d’études, est parfois plus importante que le malade. Mais ils ne sont qu’une minorité.
À mon tour, je regardais les thèses et articles savants sur San-Antonio d’un œil sceptique et amusé, imaginant avec délectation quelle aurait été la surprise de Frédéric à la lecture de Frédéric Brisson, dans Narrativement vôtre : San-Antonio, ou la fictivité racontée (université de Sherbrook, Canada, 2003) : « Gérin note que San-Antonio respecte la structure de base de la langue française : déterminant-déterminé. Sur cette base, l’auteur crée de toutes pièces de nouveaux syntagmes : leur force détonante reposerait sur leur ambiguïté sémantique. Il faut remarquer le caractère de fait de langue individuelle (ou hapax) de ces syntagmes qui n’entrent pas dans l’usage courant de la langue. »
Jean-François Revel est-il plus clair : « Au fond, chez San-Antonio, tout est ségrégation du signifiant et du signifié. Le référent est comme un juste éliminé. La sémiotique s’appuie sur le socle de l’épistème » ?
Et sommes-nous sûrs de bien décrypter la théorie de Richard Zrehen, dans « San-Antonio, une figure de désir » (La Quinzaine littéraire, no 169, 1973) : « Terre de prédilection : le récit qui pourrait se noter : — + — +… ± +, ce qui se lit : mauvais événement (initium, mystère, agression, perturbation, etc.), bon événement (levée d’obstacle, embryon de piste, preuve, récompense, etc.) ; la séquence “±” marquant le temps dialectique du “mauvais” porteur de “bon” : aufhebung, de gaie mémoire. Forme peaufinée, des Sœurs Wovilac à Love Story, en passant par Dumas et Ponson du Terrail » ?
N’ayant pas que la moquerie en tête, je réalise toutefois l’extrême difficulté d’analyser une œuvre s’étendant sur cinquante années et comportant quelque 290 livres. Certains universitaires, comme Hugues Galli, en sont si conscients qu’ils en tiennent compte dans leurs sujets d’étude, privilégiant les plus « cernables ». Comme de plus en plus d’universitaires, il a l’honnêteté de reconnaître la place des amateurs éclairés dans la critique littéraire : « Parce qu’elle est très étendue, cette œuvre devient difficilement appréhendable. Il est permis ici de penser que l’immensité du corpus a sans doute déconcerté bien des chercheurs, mais il faut remarquer — et c’est tout à son honneur — que la critique profane a conduit des projets intéressants même s’ils sont largement perfectibles. »
À une époque, d’autres, tel Warren F. Motte (Introduction to San-Antonio : du grand Dard, 1979), s’en tiraient avec une pirouette ; la sienne était facile, donnant peu de crédit à ses travaux, malgré un titre prometteur : « Heureusement, en grande partie, un roman de San-Antonio ressemble à un autre. Concerto pour porte-jarretelles conviendra parfaitement. » Dans le même esprit, l’aveu de Frédéric Brisson, déjà cité, est éloquent : « Impossible de tout lire ! Même à supposer que quelqu’un en prenne le temps, il lui faudrait un esprit particulièrement synthétique pour ne pas s’y perdre, surtout s’il s’embarrassait de considérations diachroniques. » Que je suis soulagé de ne pas avoir diachroné dans ce dictionnaire !
Embarrassés ou pas, nous touchons bien là au cœur du problème. La confidence est de taille ; en s’attaquant à l’œuvre de Frédéric Dard, dit San-Antonio, on risque vite d’y perdre son latin. Pourtant, depuis quelques années, colloques, séminaires et livres savants recommencent à fleurir et essaient de cerner la dimension considérable de cette œuvre. Contrairement à leurs prédécesseurs, les initiateurs de ces travaux universitaires ont trois vertus offrant à leurs conférences et à leurs écrits un intérêt capital dans le passage de l’écrivain Frédéric Dard à une nouvelle génération et, nous l’espérons, à la postérité. Tout d’abord, en vrais admirateurs, ils ont tout lu ou presque de lui, ce qui crédibilise d’autant leurs études. Conséquence, ils se penchent — il était temps ! — sur les romans de Frédéric Dard, sur son théâtre et son cinéma. Enfin, ils associent à leurs réflexions celles de profanes, simples amateurs, mais authentiques passionnés.
Ces études sont à mettre en parallèle avec les écrits sur l’homme, dont la revue Le Monde de San-Antonio et des ouvrages-passion, tels que ce dictionnaire, font partie. Sur cet aspect, Frédéric ne nous aurait sans doute pas contredits : Tout sert un écrivain. Les chagrins, les amours, les émotions de toutes sortes sont le pollen de son miel. Par instants, il éprouve une vague honte à piller la vie, les autres et jusqu’à ses propres réactions pour emplir son alambic d’alchimiste torve, bassement bricoleur de sensations, détrousseur sans scrupule… il farfouille sans vergogne dans les poubelles de l’âme. De quoi rassurer enfin Renaud Matignon qui se désolait il y a vingt ans dans Le Figaro : « Cette création verbale torrentielle a fait couler l’encre de la Sorbonne, suscité des thèses, des colloques et des collèges de sociologie. Tant mieux et tant pis : ces gloses savantes laissent dans la pénombre un homme de cœur, ami fidèle, cœur amer, regard d’écorché qui promène sur la planète, au-delà d’un fleuve de mots, le projecteur d’un dieu et d’un enfant rêveur, dans les fulgurances d’une incorrigible nostalgie » !
V
Venise
Frédéric est assis à la terrasse couverte de l’Osteria Al Fureghin, sur le bord du rio Assassini, à Burano. La veille, la petite tribu Dard est descendue au Gritti Palace, sur le Grand Canal, mais c’est là, dans cette île au nord de la lagune de Venise, que Frédéric a voulu venir se promener en famille, le dernier jour de l’année 1999. Avec la Sérénissime et ses îles pour décor du dernier réveillon de sa vie. Il le sait, il est en paix. L’homme qui s’est senti si peu apte à la vie se sent depuis peu capable d’affronter la mort. Le temps fait perdre à la mort son caractère effrayant. On lui a dit qu’il aurait encore du répit. Pourtant, elle pourrait le prendre là, à Venise, maintenant. Clin d’œil à Visconti ! Son seul regret serait de ne pas pouvoir la mettre en mots. Il se rappelle soudain avoir écrit, il ne sait plus où : Il est plus facile de mourir que de vivre, car on meurt pour soi, alors que l’on vit pour les autres. Le froid est piquant, mais Françoise l’a bien emmitouflé dans une épaisse couverture polaire. Elle a laissé quelques consignes de vigilance au personnel, puis elle est partie avec Joséphine faire des emplettes ; une belle dentelle de Burano, pourquoi pas, si elle en trouve une qui n’a pas été fabriquée à vingt mille kilomètres de là ! Elle a surtout compris, à voir son sourire fatigué, que Frédéric avait besoin d’être seul. « Faites-vous plaisir, les filles, je suis solvable », leur a-t-il lancé, dans un sourire un peu forcé. Depuis ce matin, il a la sensation de respirer un peu plus facilement que les jours précédents. Il en ressent un sentiment de liberté et de pureté dû à ce ciel bleu électrique où les façades des maisons paraissent outrageusement colorées. Un paysage à la Nicolas de Staël, pense-t-il, alors qu’il plisse les yeux jusqu’à estomper les contours des maisons. Une composition qu’il aurait aimé peindre… s’il n’avait, un jour, rangé ses pinceaux. Définitivement. C’était quand, déjà ? Ah oui, juste après l’enlèvement de sa Joséphine, sa folie, sa lumière. Dire que le kidnappeur était venu faire un reportage sur sa barbouille à lui ! Un signe du destin. Puis peindre pour aboutir à quoi, de toute façon ! Avec son style qui doit se situer entre Van Gogh et l’entreprise Lefèvre de Meulan ! C’est simple, quand il avait fini une toile, il avait envie de demander à [son] ami Cottavoz de venir passer la deuxième couche.