Pas de regrets ! Ses Gnoli, ses Magritte, ses Dalí, ses Sandorfi lui ont offert un plein d’émotion qui a nourri son amour de la peinture. Tiens, bizarre comme la mémoire peut sauter à pieds joints dans le temps ! Le visage de Del Bosco lui revient brusquement à l’esprit. Lyon, les années 1940, l’Occupation, les copains de bringue et tous ces fous égarés qui noient dans la boisson leur désespoir de l’époque. Que sont devenus ses tableaux fantastiques, aux éclairages d’outre-tombe, aux sujets clinquants ? Se souvient-on seulement de « Del Bistro », comme le surnommait Charlaix ? Et Van Looy, à la barbiche de Don Quichotte, aux yeux clairs, prompts et calmes, remplis d’affection, de génie et de mansuétude ? Qui contemple aujourd’hui ses ciels admirables, ses paysages à la Rembrandt, ses campagnes noyées de sa Belgique natale ? Et vous mes copains, mon Dubout, et toi, Charrin, et mon bon Sam, où êtes-vous ?
Frédéric est heureux. Non, serein, plutôt. Aujourd’hui, il n’a pas mal à son passé. Miracle de Venise, son pays d’âme, comme il l’appelle. Son aimant à amants. La ville des amoureux ; tant pis pour les clichés, croulante sur ses pilotis verdâtres, flottant de plus en plus mal sur les eaux pourries du bonheur. Il a toujours rêvé d’avoir dans sa poche la clef d’un appartement de Venise. En attendant, il a souvent goûté le charme du Gritti Palace, et les plats hors de prix de l’auberge Cipriano, sur l’île Torcello. Faut bien que le pognon serve à quelque chose ! Il a aimé la saleté sublime, l’angoisse de la moisissure de cette cité qui se meurt par les pieds, où de vieilles familles sommeilleuses agonisent, bientôt englouties dans une noyade à grand spectacle. C’est là qu’il se sent hors de la vie, protégé, là qu’il revient depuis des années, qu’il s’amuse à y envoyer ses héros : Kaput, le tueur fauché et sans scrupule, Sana, Béru et Pinuche surveillant Savakoussikoussa, Horace, le Président amoureux d’une étoile, ses belles ensorceleuses du palais Rizzi, le frêle Autrichien du Dragon de Cracovie, et San-Antonio à la poursuite du gangster Spontini. Il revoit ce gondolier un peu fort qu’il s’était promis d’habiller en Bérurier dans un San-Antonio au titre évocateur : Remets ton slip, gondolier.
Marrant, aux États-Unis, la ville de San Antonio, sans le tiret, est surnommée « la petite Venise du Texas » !
Frédéric a un peu le vertige, au fur et à mesure que les souvenirs s’enchaînent, battant son cerveau, comme ici, les grandes claques de l’eau croupie sur les façades limoneuses. Il ferme de nouveau les yeux et laisse sa mémoire traîner dans les ruelles sombres de la cité, il y a bien longtemps, au début de sa liaison avec Françoise. Il revoit cette vieille boutique de masques derrière La Fenice. Il essaie plusieurs moulages en papier dont la doucereuse horreur funèbre le fascine. Soudain, il réalise que ces masques sont la représentation fidèle de sa gueule écœurée. Que, dès sa plus petite enfance, il a avancé dans la vie, masqué derrière son imagination cachant sa timidité, puis derrière sa générosité dissimulant sa peur de l’autre, derrière ses pseudos ignorant son nom, enfin derrière San-Antonio lâchant au monde ses quatre vérités.
À l’instant, s’il avait la chance d’avoir Mgr Mamie près de lui, il lui dirait peut-être : « Vous voyez, monseigneur, je crois qu’aujourd’hui tous les masques sont tombés, je n’ai plus que le masque gris de la maladie. Vous savez à qui je pense en ce moment ? À Mitterrand ! À toutes nos conversations sur la fuite des jours. Je comprends mieux que quiconque pourquoi il a tenu à passer son dernier réveillon dans son Old Cataract, à Assouan. Nous nous sommes offert une ultime occasion, lui au bord du Nil, moi le long du Grand Canal, d’étirer enfin le temps. »
Vents contraires
Il n’a pas plus d’alibi qu’un pet dans le métro aux heures de pointe.
Une des forces de San-Antonio est de savoir mettre de l’humour et de la poésie même dans les sujets les plus scabreux. Suivons son exemple. J’entends, si je peux dire, que les pets, ces « vents contraires », ne sont pas une entrée courante dans les dictionnaires amoureux ! Frédéric Dard, pour qui la prose s’autorise volontiers des détours par le prose, aurait été d’autant plus ravi de voir cet oubli réparé qu’il lui consacre de très belles envolées. Bien senties, si j’ose m’exprimer ainsi ! En pleine action de Faites chauffer la colle, il lui consacre même dix pages au parfum de campagne normande à l’occasion d’une compétition à Saint-Locdu-le-Vieux entre Sa Majesté Béru et Guste, le champion local. Trois épreuves sont censées les départager : le pet le plus long, le pet le plus sonore et l’épreuve reine : celle de la bougie. Béru sort vainqueur, haut les fesses, de la confrontation et repart sous les vivats avec son prix : un cochon de cent trente-cinq kilos !
Frédéric a toujours défendu qu’un beau pet vaut tous les bons mots et, par Bérurier interposé, s’en est donné à cul joie, ajouterait Vincent Roca, cet autre merveilleux jongleur de mots. Béru a bien essayé de dissuader Sana d’aborder le sujet, rapport aux chichiteux qui veulent pas admettre l’humour du pet […]. Tu passeras pour le vilain grossier, pas académisable, jamais ; le peigne-cul de la littérature, l’agresseur des belles lettres. Qu’il fasse dans le scabreux et l’immoral, qu’il chahute les gouvernants et bouscule les religions passe encore, mais il est interdit de choquer avec un malheureux courant d’air humain. Sana écoute la leçon de son Béru qui connaît bien son pauvre monde. Il sait qu’un jour il n’écrira plus que pour les étudiants, les médecins et les militaires parce qu’il n’y aura plus qu’eux qui posséderont assez de couilles pour [le] lire. Poursuivons toutefois, pour ceux-là, et pour tous ceux qui ne se tordent pas le nez à l’approche de la moindre flatulence !