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Cette euphorisante autant que brève histoire s’achève dans les délicatesses de quelques pets pour solde de tout compte ; fins, filés, presque discrets ; pets de lettrés, pourrait-on croire, comme ceux qui s’échangent à l’Académie lors de séances par trop longuettes ; donc pets de bonne — voire d’illustre — compagnie.

Les pets des académiciens, en quelque sorte !

Vins et spiritueux

On dissertera encore longtemps de l’influence de Céline sur Frédéric Dard. Une seule chose est sûre : Frédéric, en sa cave, allait d’un château l’autre  ! En tout cas si l’on en croit ses confidences sur son goût des bonnes bouteilles, et plus encore si on suit à la trace les aventures de San-Antonio et de sa fine équipe. En cinquante ans de beuveries béruréennes et pinulciennes, San-A., souvent de la partie, nous propose un tour du monde des alcools forts et un tour de France des régions viticoles. Ces dernières reflètent, n’en doutons pas, les goûts de l’auteur. Si les grands crus sont célébrés, du pommard à la tâche de Richebourg, du petrus au cheval blanc, du vosne-romanée au château haut-brion, les belles bouteilles de nos régions sont souvent à l’honneur, du pouilly fumé au meursault, du condrieu au saint-amour. Nous verrons que le juliénas et le muscadet ont une place d’honneur, adulés par deux rois de la pochetronnade, cités plus haut, dont vous devinez les noms. Un détour par l’Italie n’est pas rare, le temps de vanter un barolo ou un chianti : un picrate intelligent. Léger comme une chanson napolitaine et gentiment grisant, comme elle. Le Portugal le régale d’un porto burmester, vintage 1970. Et l’on n’est pas surpris que les vignobles suisses soient fêtés à travers l’œil-de-perdrix, l’aigle les murailles ou les vins du Merveilleux Lavaux, titre d’un ouvrage auquel Frédéric se fit un devoir de participer, parce qu’un Français se sent chez lui partout où pousse la vigne.

Comme toujours chez notre hédoniste à temps partiel, la passion, ici celle du vin, est le fruit de sentiments contraires. Petit-fils de vigneron, élevé au sirop de ceps, il a le vin dans les gènes, quand d’autres l’ont dans le sang. Dans son enfance, la répulsion l’emporte, celle que lui provoquent certains de ses parents, le grand-père Séraphin et son père Francisque entre autres, chez lesquels on s’arsouille plus souvent qu’à son tour. De cuisants souvenirs sont liés à leurs soûleries. Celui-ci en particulier : Frédéric a quatorze ans. La dispute entre un Francisque aviné et sa propre mère dégénère une fois de plus. Francisque fuit la maison d’Aillat, de mauvaises idées en tête, selon son épouse Joséphine, paniquée. La grand-mère entraîne Frédéric toute la nuit dans une course-poursuite qui les mène, en train, à Lyon, dans l’appartement du quartier des Brotteaux, vide. Des heures d’angoisse, connaissant le tempérament impulsif de Francisque. Heureusement, on le retrouve le lendemain, de retour à Aillat après une nuit d’errance.

De quoi dégoûter Frédéric de l’alcool ?

C’est ignorer ses premières fréquentations professionnelles ! Qui se transforment vite en liens amicaux. La guerre est là, le rationnement, engendrant une forme d’insouciance et de fatalisme. Il y a toujours quelques bouteilles de bon ou de mauvais vin à dénicher pour oublier cette saloperie de guerre, et il est bien difficile de résister à l’insistance goguenarde des aînés ; surtout quand on admire bien d’autres facettes de leurs talents !

Grancher pour le vin, Dazergues pour le Pernod, les autres, Dubost, ou Charlaix en son bistro et tout ce qui fait plus de dix degrés ; Frédéric est à bonne école ! Quant au dénommé Veyre, il porte son nom à merveille, toujours prêt à le lever. Courtier au Mois à Lyon comme Frédéric, ce jeune homme intelligent, fantaisiste charmant, ami délicieux, aime le vin rouge et compte pas moins d’une vingtaine d’escales quotidiennes et souvent avinées dans sa quête de remboursement des bordereaux publicitaires mensuels. La guerre passe, la fête redouble, un malheur pour l’écrivain en herbe qui n’a pas eu la volonté de monter à la capitale avec ses confrères parisiens. Si Frédéric essaie de se préserver des rythmes d’alcoolisation frénétique de ses amis, il ne peut éviter de traverser cette période et ses dernières années lyonnaises dans l’atmosphère alcoolisée des soirées entre copains. Beuveries, coucheries, mal-être, culpabilité ; entre 1945 et 1948, il n’écrit que trois livres : une misère pour Frédéric !

Qui est derrière Auguste Rogissard, noyé dans son ivresse dans Les Pèlerins de l’enfer ? Chaque jour, un nouveau torrent de beaujolais l’entraînait comme un fétu, le roulait, l’aveuglait et le déposait, rompu, sur la grève vineuse de sa couche solitaire. Un de ses compagnons de bringue ou une partie de lui-même ? Serait-ce parce qu’il est pour la première fois de sa vie à court d’imagination romanesque qu’il propose à Grancher d’écrire son histoire, celle d’une sorte d’Anatole France en pantoufles  ? Grancher ne peut s’y opposer, mais se désole de ce que cache le nouveau Frédéric : « Il a gagné un petit ventre de bouvreuil. Et, s’il possède toujours son regard lumineux, un peu assombri cependant par les découvertes de la vie, […] sa gueule d’archange est en train de foutre le camp et son talent ne va pas tarder à suivre. Bientôt, le beaujolais aidant, il deviendra un Lyonnais à part entière. » Par chance, son épouse Odette, amoureuse de son homme, veille au grain, et on imagine que la frimousse d’Élisabeth, la dernière née, soit, pour son écorché de père, l’aiguillon qui le remet dans le bon chemin, celui de l’écriture et d’une nouvelle vie de banlieusard parisien. On connaît la suite !

Le succès amène l’aisance, la célébrité, et avec elle la fréquentation des grands chefs, des grands crus et de leurs prestigieuses caves ; son goût pour le vin se cultive et s’affine. Fini, les piquettes lyonnaises, place aux fleurons de nos terroirs. Grands crus et trouvailles heureuses de vins joliment faits. Dont il se plaît à faire l’éloge, quitte à interrompre, comme à son habitude, les tribulations san-antonionesques, telle cette dégustation inopinée d’un godet de sainte-croix-du-mont de chez Camille Brun. Si, à ses débuts, San-Antonio sacrifie aux codes des polars à la mode, whisky et petites pépées, son goût des alcools forts et fort généreusement servis fait place au fil des ans à un recentrage sur les vins qu’il affectionne. Il commence sa carrière au double Martini, au double cognac, au double pastis, au whisky qui rend la vie beautiful, conseillant une solide rasade d’alcool dans les cas graves ou nous initiant au secret de ses mélanges préférés, le rhum-limonade ou le cinzano-gin avec glaçons. Mais, avec l’âge — rappelons qu’il a trente-six ans en 1949, et au moins quarante-cinq en 1999 ! —, il passe aux valeurs sûres et aux trouvailles heureuses, telles les balmes dauphinoises capables de mettre en valeur une tête de veau mitonnée par Félicie. Moins sophistiqués sont ses compagnons de fortune. Béru, qui ne rechigne devant aucune boisson dépassant les douze degrés, a une préférence affichée pour le juliénas. Sa consommation fidèle vaut à San-Antonio le prix Victor Peyret-Juliénas, en 1969. C’est bien le moins ! Quant à Pinaud, s’il a un penchant pour les meursaults flamboyants, une tendresse pour le saint-amour, de l’intérêt pour les rieslings et beaucoup d’indulgence pour les côtes-du-rhône, c’est pour le muscadet qu’il nourrit un goût immodéré. Qu’un groupement de viticulteurs de Loire-Atlantique ait, un jour, l’idée de donner son nom à une cuvée nous semblerait légitime au regard des cinq décennies de publicité sans frais dont il a fait bénéficier ce charmant vin blanc sec.