Impossible de terminer cette entrée sans évoquer un moment d’anthologie des San-Antonio, le piccol’s dames qui oppose Jojo La Meringue et le Gros au début des aventures vélocipédiques de Vas-y, Béru ! La règle est simple : il suffit de remplacer les pions par des verres de vin, du rouge pour un des joueurs, du blanc pour son adversaire. Vous avez deviné : on ne souffle pas les pions, on siffle les verres. Il se dit que Frédéric aurait expérimenté ce jeu très convivial avec Jean Dumur, un journaliste suisse dont il appréciait la jovialité discrète. Juliénas contre yquem. Connaissant Frédéric, parions qu’il avait pris les blancs, laissant le soin à son ami de lui « souffler ses pions » et d’écluser le divin breuvage. Dans cette entrée sur les vins, je viens de citer yquem ! Je n’aurais pas dû : je n’appelle pas l’yquem un vin puisqu’il existe « des vins » et que l’yquem est unique. Je préfère le mot nectar (breuvage des dieux), et si j’en trouvais un plus noble, j’aurais moins honte de notre vocabulaire étroit qui se prête mal aux superlatifs.
Rendez-vous à l’entrée éponyme, l’yquem en méritant une pour lui seul.
Voitures
— Eh bien, tu n’auras pas de vélo pour Noël, mon garçon. Si à dix ans tu travailles aussi mal, ça va être comment au lycée ? Lâche un peu tes Zévaco et tes Pieds nickelés, et fais tes devoirs. Il n’y a pas que les livres, dans la vie. Et arrête de pleurer, tu m’énerves. On pleure pas quand on veut devenir un homme.
Francisque a l’impression de répéter la même chose sans arrêt. Rien n’y fait. Ce n’est pas que son fils Frédéric soit un mauvais garçon, mais il a la tête dans les nuages. Être si proche de sa grand-mère n’est pas une si bonne chose, au fond. Pourtant, ce fut sa décision ! Histoire de les soulager, Joséphine et lui, et un peu pour consoler sa mère de la mort de son deuxième mari, ce brave Berlet, le beau-père de Francisque. « Voilà, j’ai voulu être bon, se dit-il, et maintenant, elle lui met des drôles d’idées dans la tête. Comme si la vie était un roman, je vous jure ! Et puis, je suis sûr qu’elle me débine sans arrêt auprès de mon propre fils. Vieille sorcière ! »
Les mois ont passé. Frédéric a fait le deuil de son vélo, d’autant plus que ses notes ne se sont guère améliorées. Il s’est lancé dans la construction d’une école miniature pour sa petite sœur Jeannine. Noël approche. Il se régale à l’avance de la surprise qu’elle va avoir.
Le Noël de ses dix ans à lui ? Il s’en souviendra toute sa vie. Dès qu’il est entré dans la pièce, Frédéric a tout de suite vu, au pied du sapin, le vélo mal emballé dans un carton De Dietrich, l’usine où son père travaille. En fait, il n’a pas eu le temps de voir grand-chose, car il pleure, de joie, d’un trop-plein de pensées, d’amour pour ses parents qui lui ont pardonné ses mauvais résultats à l’école. Le lendemain matin, avant le premier coup de pédales, Frédéric fixe un bout de carton fort à la fourche du vélo. Le bon chien Marco jappe d’impatience. Les premiers tours de roue sont un enchantement pour l’oreille, une petite pétarade qui lui donne l’impression de piloter un bolide. Il a envie de hurler de bonheur, frappé par un sentiment de liberté jamais ressenti à ce point.
Les années ont passé. Frédéric vient de taper « Chapitre II » en haut d’une page blanche de son nouveau roman, À San Pedro ou ailleurs. Il a encore dans les tripes la balade de la veille dans la Ferrari qu’il s’est offerte le matin même. Avec ce que lui ont rapporté ses deux derniers San-Antonio, L’Archipel des Malotrus et Zéro pour la question, il aurait pu s’en acheter trois du même modèle ! Et puis la barre des 200 000 exemplaires, ça se fête, non ? Françoise était morte de trouille quand il a commencé à chatouiller l’accélérateur. Incomparable, cette sensation de ne pas pouvoir décoller de son siège à chaque poussée du moteur. L’occasion est trop belle de mettre un tel bolide dans les mains de son héros, Jean. Il lui ressemble tellement, ce scénariste détraqué, et la Danièle du roman est si proche, à sa manière, de sa Françoise. Ma Françoise, ma bagnole, il sourit à ce rapprochement qui ferait hurler les féministes, si elles l’entendaient. « Elles ont parfois oublié l’humour dans leurs bagages », se dit-il avant de se pencher sur sa feuille, blanche hormis l’annonce du nouveau chapitre. Et de taper : Du pied, je fis chanter le moteur de la Ferrari. J’aimais son bruit de noble mécanique, ce ronron qui promettait la puissance. Délicatement, je dégageai le bolide des deux voitures qui l’enserraient et donnai un coup d’accélérateur qui me plaqua au dossier de mon siège-baquet. Je ne me lassais pas de piloter la foudre. L’homme a en lui un besoin de projection qui lui donne toutes les témérités…
Au bout de quelques lignes, Frédéric suspend sa frappe, stoppé soudain dans son élan par un de ces souvenirs d’enfance qui montent si souvent le chercher. Cela ne l’étonne pas. N’a-t-il pas écrit il y a quelques jours à son ami Denis de Rougemont : Notre mémoire est tissée d’images qui se sont plantées en nous, au gré d’une fantaisie que nous ne comprenons pas toujours ? Cette image est celle d’un petit vélo rouge qu’il chevauche en pétaradant, ivre de plaisir, dans les rues de Jallieu !
De cette excitation d’enfant à la naissance d’une passion pour les voitures, le pas est facile à franchir, même si Frédéric ne l’a jamais expliqué de cette manière. Cette passion s’affirma sans doute sur les sièges arrière en moleskine beige de la première voiture de son père, une Mathis 8 CV MY, qu’il ne pilotait pas toujours à jeun, au grand dam de son épouse et sous les cris de joie de son fils. « Debout sur la banquette arrière, Frédéric s’enivre de vitesse, encourageant son père, soudain changé en héros à ses yeux », raconte François Rivière.
M’étant installé récemment au volant de sa dernière voiture, une Jaguar XJ6, désormais immobilisée sous un auvent de la propriété de Bonnefontaine, je repensais aux automobiles que Frédéric a possédées, les évoquant souvent comme un gamin parlant de ses jouets. M’inventant peut-être à mon tour des histoires. Comme celles de Gustave, le frère de sa mère, que Frédéric aime tant. Gustave est gardien de nuit dans un garage… et passionné de pêche. Je l’imagine, fixant le bouchon de sa ligne et racontant au gamin, avide de récits, le défilé de belles bagnoles que leurs propriétaires mettent à l’abri pour la nuit. Parmi eux, un certain Grancher, dont il bichonne la puissante voiture, et auquel Frédéric devra en partie sa carrière d’écrivain. Mais je vous ai déjà raconté Grancher.
Il y a deux types de voitures dans la vie de Frédéric, les siennes, une centaine probablement, et celles de l’écrivain, parfois les mêmes, parfois sorties de son imagination. Sa toute première est une Panhard Dyna Z, achetée en 1954, après le succès de son adaptation de Bel-Ami. Son premier trajet, où il prend le volant une partie de la route, lui permet de se rendre à Lyon, afin d’y passer… son permis de conduire. L’inspecteur est un fan de San-Antonio ; ça aide ! Au point que Frédéric est obligé de refuser poliment le permis poids lourd, en prime. Il fait le retour seul, sans dommages, sauf pour le portail de sa maison, en arrivant aux Mureaux ! Suivront quantité de voitures, des petites sportives aux imposantes berlines : Le cabriolet Mercedes, la classe, la Golf GTI décapotable, le rêve sur la Côte, l’Audi Quattro Turbo, mon bolide, la Maserati, mon monstre fabuleux, la Daimler 12 cylindres, pas dégueu non plus.