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« Pourquoi aller ailleurs ?

On est si bien chez soi… »

De toute façon, il n’a guère le choix. Chienne de guerre. Alors, il voyage dans sa tête, attendant les jours meilleurs où il aura le loisir de confronter ses rêves avec l’ailleurs. Il s’invente et écrit même des voyages dans le temps : le port du Havre, l’embarquement sur un trois-mâts, le temps de la flibuste et un jeune marin épris d’aventures, Le Norvégien manchot.

* * *

16 novembre 1982. Quarante années ont passé. Frédéric est de retour du Québec. En vingt ans, il a voyagé sur les cinq continents. Visité des dizaines de pays. Il en est revenu ! « Bon, c’est beau, on se casse », aurait pu lui souffler Coluche. Que veux-tu voir et comprendre d’un autre pays et de ses habitants en un court séjour si tu n’as pas l’âme d’un aventurier ni du temps devant toi ? C’est désormais acquis, il ne voyage plus sans sa machine à écrire, et toujours avec le triste minimum. Deux jours sans noircir une page, sans ces heures face à lui-même, et c’est l’angoisse. C’est sa bulle ou rien. Françoise l’a très bien compris. Ça lui évite de se mêler aux hordes de touristes, aux foules shorteuses et sandalées pour lesquelles il n’a pas de mots assez durs. Les touristes pullulent : des Japs blêmes, des Scandinaves trop blonds, des Teutons trop gras, dont les femelles portent des culottes de cheval consécutives aux excès de lard fumé. Un ramassis de glandus, nantis de coups de soleil et de chapeaux de toile ridicules, coltinant un matériel photo qui achève de les enconner. La horde habituelle !

Ah ! L’appareil photo ! Et encore, Frédéric, tu n’as rien vu. Plus besoin de pelliculer, maintenant, clic-clac-smartphone, et ta tronche sur fond de temple est expédiée au bout du monde chez mille amis qui n’en ont rien à branler. Les cosaques du Kodak ne bandouillent plus fièrement, ils « perchent » désormais pour se selfier dans le décor, comme ces cons de nains de jardin de la petite Amélie Poulain. T’étais visionnaire, Frédéric, ce sont juste les appareils qui ont évolué. Pas les touristes à la con !

Idem pour les guides : Les touristes en conquête m’ont toujours couru sur la prostate, leur manière de tout vérifier par rapport à la documentation qu’ils trimbalent, ils n’admirent pas : ils confrontent. Tu ne serais pas moins énervé aujourd’hui. D’un bout à l’autre du monde, désormais, on wikipède. Demain, on n’aura même plus à faire l’effort d’apprendre cinquante mots du coin, histoire de dire qu’on s’intéresse un peu à la civilisation de l’autochtone qui nous accueille. On tendra notre portable qui traduira tout seul. Lequel autochtone, du reste, s’en bat l’œil. Le gars du coin, la seule chose qui l’intéresse, c’est notre pognon, dans le taxi, dès l’aéroport, pour bien nous mettre dans le bain, et ça continue à l’authentique marché, flottant ou non, avec le même monceau de cochonneries que tu dénonçais déjà, Frédéric, il y a trente ans : Aux quatre coins du monde, on trouve cette pacotille exotique, ces « grigris » qui arrivent du Japon à plein cargo, qui est la honte du tourisme et qui raconte la sottise des hommes. Aujourd’hui, c’est du merde in China, mais c’est du pareil au même.

Où tu nous as fait gondoler, ce n’est pas à Venise, c’est en croisière. Mais, que veux-tu, vous aviez scellé votre passion l’un pour l’autre, Françoise et toi, sur le Pasteur, en route pour le Brésil, normal qu’elle y ait pris goût et que vous ayez renouvelé l’expérience. Elle revivait un voyage d’amour pendant que tu emmagasinais la matière pour un des plus drôles de tous les hors-séries de San-Antonio : Les Vacances de Bérurier sur le Mer d’Alors. Ta fille Élisabeth a eu souvent la primeur de tes emportements, toi qui n’as jamais navigué sur d’autres bateaux que sur d’imbéciles paquebots bondés de touristes en tenues de soirée, dont l’unique souci était d’être conviés à la table du Commandant et la seule occupation de photographier les langoustes du buffet ou celles qui se baignaient en mini-maillot dans la piscine. Si tu voulais la dégoûter, tu ne pouvais pas mieux lui dire : Une croisière, crois-moi, ce sont de gros vieux cons avec de la boustifaille autour. […] L’espéranto ici, c’est la langouste et le foie gras. Ah ! Les horribles, les celluliteux, les bajoueurs, les variqueux (de morue), les vergeturés, les j’obèses (de moins en moins). Ils se font dorer la charogne au soleil de l’équateur. Et comme la modération n’est pas dans tes gènes, la beaufitude du bord qui, elle, s’en donne à cœur joie, t’a inspiré quelques paroles définitives sur les croisiéristes. Elles nous furent du miel, à nous autres les voyageurs de bibliothèque ; et le con qui fait le con, c’est d’une tristesse épouvantable. C’est ça qui est abominable : être parmi des cons en état de disponibilité, sans possibilité de fuir. J’étais cerné par la connerie dans ce qu’elle a de plus oppressant.

Respirons. Et ne faisons pas les étonnés devant la violence de tes propos, ou alors prenons nos jambes à Moscou, disait Béru, qui a beaucoup voyagé. Tu nous avais prévenus : Voilà ce dont il retourne quand on me fait sortir du Mékong, ajoutait le Mammouth en visitant l’Asie. On a vu et on a compris que tes lectures d’enfant t’avaient fait rêver d’un destin d’aventurier. Rien à voir avec ces trompeuses réalités, ces pas-que-beaux que nous vendent les agences de voyages, ces villes flottantes se prenant pour des « Venise » mais dont la mer a honte et que les mouettes insultent quand elles sont à l’approche des côtes. Ou du Grand Canal ! L’aventure n’est pas à vendre, elle est à conquérir, dis-tu. Tes aventures de papier furent ton aventure et la nôtre. Il suffit de lire ta merveilleuse préface des Marins d’eau douce autour du monde, de Didier Charton. Tu y célèbres les voiles gonflées des bateaux qui sont les jupes de l’aventure. Comme des jupes de femmes, elles fascinent l’homme, le capturent et l’emportent dans le grand mystère de l’horizon qui sans cesse recule, quitte à revenir à son point de départ. Eux, les skippers des cinquantièmes rugissants, et toi, l’écrivain immobile, êtes de la même eau, de ceux qui, un matin de petite brume, partent, loin du quotidien, à la conquête d’eux-mêmes. Ô combien tu savais leur souhaiter bon vent à ta manière : Retournez trousser les jupes de vos voiles ! Et sachez que, lorsqu’on fait l’amour avec l’horizon, l’on ne devient jamais vieux.

* * *

16 novembre 1994. Frédéric enregistre au studio Gabriel l’émission de Sylvain Augier, « Faut pas rêver ». Je suis dans un coin du studio, à l’attendre, à l’observer attentivement répondre avec sa gentillesse habituelle aux questions du journaliste, entre deux reportages dans des pays lointains. Je le contemple avec cette poignante admiration que l’on ressent devant les hommes promis à coup sûr à la postérité. À un moment, j’ai l’impression que son regard se porte au-delà de l’écran, dans une réalité autre n’appartenant qu’à lui. Et je ne peux m’empêcher d’imaginer qu’une de ses pensées récentes lui revient en mémoire. C’est à Bruxelles que j’ai le plus aimé les quais du Rhône, c’est à Rome que les traboules de la Croix-Rousse m’ont le plus manqué, c’est devant les mornes plaines noyées d’eau de Hollande que j’ai vivement regretté notre magnifique Savoie. Puis, venant de sa mémoire lointaine, se superpose l’image d’une affichette, odieuse dans un autre contexte, et dont il reprend aujourd’hui le message à son compte :