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(Fable pondue il y a 20 ans)

Y

Y a-t-il un secret dans la vie ?

Il découvre le grand secret qui est que l’homme constitue proprement ce qui est son unique bien.

San-Antonio, Y a-t-il un Français dans la salle ?

Ce n’est pas un hasard si cette entrée, pastichant le titre d’un des plus beaux livres de Frédéric, est une des dernières de ce dictionnaire, de plus en plus amoureux au fil de sa rédaction. Quel cadeau auront été ces mois plus que jamais de lecture et beaucoup souvent[72] d’écriture ! De passionné, je suis devenu un intime de l’œuvre de Frédéric au point d’en être souvent bouleversé, presque gêné. J’ai eu l’intuition de mieux comprendre le ressort de l’écrivain, de deviner le vrai au-delà de l’imaginaire, de cerner la réalité derrière la fiction, de trouver l’homme à côté du romancier. Et quelle prétention pourtant ! Dans un article paru dans Le Monde en 1982 (« Exhibons nos âmes »), il livre cette confidence : Quand je les regarde regarder Frédéric Dard, quand je les écoute parler de lui, quand je lis ce qu’ils écrivent de lui (en bien ou en mal), j’ai le sentiment désagréable qu’il est question d’un personnage absolument étranger à moi. En quoi aurais-je, moi, l’arrogance aujourd’hui d’avoir saisi ce que même son entourage le plus proche a eu parfois de la peine à comprendre ? Je ne suis pas leur Frédéric Dard. Je voudrais si ardemment être ce qu’ils croient que je suis, ou bien qu’ils sachent qui je suis, poursuit-il, persuadé que, en grand timide, incapable de se sentir lui-même, il n’a cessé de travestir la vérité. Heureusement qu’un amoureux n’est pas préoccupé de fouiller au tréfonds de l’âme de l’être aimé. Sinon, ce dictionnaire n’aurait jamais existé !

Inutile de revenir sur la double facette du plus paisible des tourmentés. Sa lutte entre les larmes et le rire est bien connue. Elle a conditionné sa vie littéraire et affective. Cette inconstance nous l’a rendu profondément sympathique, pathétique[73] parfois, mais notre attachement tient à plus que cela. Il tient à l’aveu d’un secret mal dissimulé, d’une faiblesse humaine que nous taisons souvent, quand elle nous concerne. Depuis le début, je fais semblant est la première phrase d’une courte confidence, jetée au hasard d’une page de Je le jure. Il faut la lire lentement, tant ces quelques lignes éclairent la vie et l’œuvre de Frédéric, en définitive et mieux que tout. Mais de quoi Frédéric a-t-il fait semblant ?

D’abord, il a fait semblant de naître. Croyez-vous qu’il aurait montré son visage à sa première minute de vie ? Non, il a montré ses fesses, venant par le siège, comme disent les obstétriciens, saluant le monde en lui pétant au nez.

Puis, il a fait semblant d’être normal. Paralysé du bras gauche, il a mis toute son imagination à dissimuler son handicap. Son bras lui a appris à maquiller. J’ai tant et tant triché, truqué pour vaincre cette absence d’adéquation entre les autres et moi.

Il a fait semblant de pouvoir se passer de ses parents. Enfant, confié à sa grand-mère, il feint d’être heureux aux côtés de ce tourbillon, dévoreuse de jeunesse, communiquant à son protégé sa soif de lecture, ses insomnies de femme âgée et sa rancœur d’avoir mal élevé ses propres enfants. Frédéric, l’âme en pâte à modeler, n’a d’yeux que pour elle. Il comprendra plus tard que ses parents lui ont manqué. Alors, il leur fera une place à part, bouleversant la hiérarchie familiale, ayant désormais le besoin irrésistible de les assumer.

Il a fait semblant d’être jeune. Puis, l’âge venant, il a regardé sa jeunesse, les larmes aux yeux, navré jusqu’à la moelle d’en être parti irrémédiablement pour tellement toujours, lui qui ne l’a pas vécue, lui qui l’a consacrée à devenir adulte au lieu d’en jouir goutte à goutte.

Il a fait semblant d’être adulte. Allez comprendre ! L’écrivain en herbe n’a pas dix-sept ans et veut déjà en imposer. Pendant la première partie de ma vie, j’avais soif de maturité. Hâte de sembler plus vieux que je n’étais, car cela inspire confiance, et inspirer confiance est le premier atout de mon métier de gredin.

Il a fait semblant d’être un séducteur. Alors qu’il était surtout maladivement timide, mais si préoccupé des choses du sexe et de l’amour qu’il a surmonté sa gêne, dévoré de curiosité. Il a pris le pli à huit ou neuf ans en se déculottant avec les petites filles de son âge et en profitant de sa qualité de petit garçon pour jouer le plus possible sous les tables à soulever les jupes des dames. Il vivait dans une atmosphère familiale d’une grande pudibonderie où, en paroles, l’acte d’amour n’existait pas. Ce qui lui fera dire un jour, non sans une certaine dose de bon sens : Donner des cours d’éducation sexuelle aux enfants est aberrant. Le moment de baiser venu, ils auront l’impression de faire une composition.

Au tout début, il a fait semblant de croire en Dieu. Il a surtout cru en l’amour paternel et filial. Il a cru profondément, totalement à la famille. Il a cru à la patrie, à la bonté, à la charité. Puis, il a cru en Dieu, encore jeune, pour mourir, vieux, plus facilement. Renoncer est moins duraille quand on se sait attendu.

Il avait l’art de s’isoler pleinement tout en restant au milieu des autres. Il nous fournissait volontiers la recette : Tu peux faire semblant. Il suffit d’avoir l’air d’en être, d’être à l’unisson.

Il a fait semblant d’être généreux. Un comble pour un homme qui distribuait l’argent à pleines brassées ! Mais il ne considérait pas cela comme de la générosité. La seule humanité qui lui importait n’était pas de donner, mais de « se » donner. Ce sacrifice, un acte d’amour et de dévouement, prit la forme d’Abdel, un petit garçon adopté au lendemain de ses sept ans. Un être fragile, venu de sa Tunisie profonde et natale, tout tordu, tout cassé, tout mal foutu, dont ils feront, Françoise et lui, un homme debout et vivant. Je crois qu’on est sur Terre pour faire quelque chose d’important. Pour moi, ce quelque chose aura été Abdel.

Il a fait semblant d’avoir du talent et il a fait semblant de penser. Il le dit, il l’écrit, et on a envie de crier : « Assez ! » Assez pour ces millions d’écrivaillons que nous sommes, si bêtement fiers de nos succès d’estime, de nos petites aptitudes, tournant nos phrases avec précaution, lissant nos jugements ou tombant dans la plus imbécile des provocations, incapables d’éjaculer sur le papier notre âme, notre cœur, nos tripes et nos couilles. Histoire d’être au moins une fois libres comme personne d’autre ne l’a été plus que lui !

Il a longtemps fait semblant d’être lui-même ! Une force maligne me contraint à ne pas m’exprimer tout à fait comme je le souhaiterais, à ne pas pleurer exactement les larmes de mon cœur, bref, à ne pas vivre mon existence telle qu’elle m’a été accordée. Comment dire mieux ?

Il a fait semblant d’aimer San-Antonio. Au point de prendre le nom de ce beau gosse de commissaire qui lui a pourri la vie, lui apportant une gloire qu’il n’imaginait pas comme ça, une fortune qui l’encombrait, des lecteurs qu’il injuriait parfois de trop lui faire gloire, étouffant l’écrivain Frédéric Dard sous le poids de sa renommée. Un San-Antonio dont il avoue, et on doit le croire  : Écrire des trucs comme ça, ça a ajouté une honte à toutes les hontes que je traîne.

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72

Si j’écris « beaucoup souvent », fleur de courge, c’est délibérément ; ne pas croire que cela m’a échappé. San-A.

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73

Toujours ce mot qui lui monte à l’esprit quand il s’agit d’Éric : pathétique ! (San-Antonio, Les clefs du pouvoir sont dans la boîte à gants, 1981.)