Il a fait semblant d’être méchant. N’hésitant pas à englober les lecteurs de San-A. dans la même navrance, désespérance et nuit profonde. Alors que l’homme n’était que gentillesse et bonté infinies. Et qu’il savait nous envelopper d’un cataplasme de tendresse quand le remords le prenait.
Il a fait semblant de venir à notre rencontre, alors [qu’il] n’aime pas avoir de contact avec [ses] lecteurs ; même leurs compliments [le] démoralisent. Écoutez-le évoquer son ami le chanteur Henri Tachan : Tout comme moi, il tend la main aux hommes et, quand les hommes s’approchent, se demande s’il ne va pas la leur mettre sur la frime.
C’est triste d’exister au milieu d’une peuplade sans mystère ! Pour me reposer, parfois, je fais semblant. Je fais « oui, oui, bien sûr », j’adresse un sourire crédule. Un brin de soumission, c’est charitable. J’essaie d’en être. Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté ! Mais putain, la bonne volonté, quelle chierie !
Il a fait semblant de se suicider. À l’image de son héros-lui-même, Charles de Jallieu, mettant la tête sur les rails à l’approche du train. Ce n’était qu’un jeu sinistre, un malentendu qui a mal tourné, un simulacre poussé à bout, une méditation à grand spectacle. Du fond de son désespoir, il aimait trop la vie et n’a fait que taquiner la mort. Cette mort des autres, au parfum de carnage dans ses livres et qu’il lui fallait bien expérimenter un jour, pour voir comment ça fait : Si je l’ai approchée d’un peu trop près, c’était dans un état paroxystique, parce que j’éclatais, parce qu’il fallait faire quelque chose, n’importe quoi, pour m’en sortir.… La honte a pris la place de la douleur. Les dix heures de coma m’ont donné faim à la vie. C’est tout ce que je souhaitais.
Il a fait semblant d’être riche. Le paysan est resté paysan. Les gourmettes en or, les villas de nabab, les belles bagnoles, les meilleurs vins du monde n’y ont rien fait. À la première occasion, le vieux môme dauphinois s’est acheté une ferme et s’en est allé traire les vaches de son enfance, dans la seule bonne odeur de bouse et de fumier. Souillant à plaisir de ses grosses godasses le parquet brillant des idées reçues.
Il a fait semblant de prendre des vacances. Les seules vacances de l’homme sont les neuf mois qu’il passe dans le ventre de sa mère. Pourquoi voulez-vous qu’il ait cherché d’autres lieux de villégiature ? La messe était dite ! Si vous en voyez, ne croyez pas ces clichés où l’auteur célèbre, comblé par son dernier et énième succès, se prélasse au soleil, semblant si loin de son IBM « maboule ». Frédéric n’est pas en vacances. Il cultive une intense solitude avec énormément de gens autour. Dit avec son humour : Les vacances ? Dès le deuxième jour, l’ennui commence sitôt le petit déjeuner expédié. On va acheter des cartes postales qu’on adresse à des truffes qui s’ennuient autre part en vous écrivant les mêmes.
Il a fait semblant d’être bien, loin de chez lui : voyageant, déménageant, s’éloignant de son enfance dauphinoise. Moi l’auteur de Jallieu si parfaitement fait pour rester à Jallieu, le con, le sale petit con ! Quel besoin d’aller chercher ailleurs si j’y étais ! Que loin de m’y rencontrer, m’y suis perdu à tout jamais corps et âme dans les algues indémêlables de l’errance, loin de ma mousse berjallienne, pauvre trou du cul que je fus et reste !
Il a fait semblant d’être con. Il suffit de relire la phrase ci-dessus. Et, s’il pourchasse la connerie humaine à longueur de pages, il ne s’exclut pas du lot, concédant seulement de n’être pas COMPLÈTEMENT con ! C’est là toute la différence !
Il a fait semblant de n’être qu’intelligent. Alors qu’il était surdoué ! Au point de croire qu’il avait tout gâché et qu’il saurait se rattraper dans une autre vie. Après une longue immersion dans la médiocrité, je prendrai un pied éléphantesque dans le nouveau cimetière de Saint-Chef en Dauphiné où j’irai attaquer mon éternité à l’ombre de la tour du Poulet.
Enfin, il est devenu provocateur, parce qu’il s’est longtemps haï de ne pas être lui-même. San-Antonio s’étant débarrassé de Frédéric Dard, il se rendit compte qu’il avait surjoué sa vie. Alors, fatigué de tout ça, il s’est posé la question : Combien de fois ai-je fait semblant de vivre ?
Dans la bouche de son héros Horace Tumelat, un autre lui-même, il a mis ces mots : Mais lui seul le sait. C’est son secret. Un de ses secrets. Maintenant, je sais de quoi il s’agit ; courant sans cesse d’un espoir à un désespoir, tu as fait semblant de tout, Frédéric… sauf de ce qui te résume si bien : AIMER les autres plus que ta vie !
Yquem
Frédéric Dard et Guy Savoy ont de multiples points communs. Il n’est pas étonnant que leurs routes se soient croisées, malgré la différence d’âge, une bonne trentaine d’années au moins. Frédéric est né à Jallieu, Guy a passé son enfance à Bourgoin ! Quand ils se rencontrent, ils se parlent comme au pays. Ils ne se disent pas bonjour, mais : « Qu’est-ce que tu bois ? » Ils ne se disent pas au revoir, mais : « Je te ramène ? » Frédéric s’est retiré dans le canton de Fribourg dont le père de Guy était originaire ! Autant dire que les deux pouvaient disserter aussi bien sur les chaudelets du père Pitrougnard que sur le « Ranz des vaches », le gruyère, le vacherin et la moutarde de Bénichon aux poires à Botzi. La devise préférée du chef étoilé est : « La sensibilité d’un bel endroit, la douceur d’une attention généreuse, l’étincelle d’une saveur inattendue. » Elle ornerait à merveille le fronton de la dernière retraite de Frédéric à Bonnefontaine. Ce sont deux merveilleux artisans du rêve, adulés et courtisés par la société du spectacle qu’ils ont côtoyée avec la même timidité amusée. Plus que tout, ils ont consacré leur vie à leur passion dévorante, le plaisir des mots pour l’un, la magie des mets pour l’autre.
Pour ma part, je partage un plaisir avec Guy Savoy, une lecture dont je ne me lasse pas, celle de la préface du livre de Richard Olney consacré à Yquem. Signée Frédéric Dard ! C’est une récompense que je m’accorde avec parcimonie afin de lui conserver l’aura de l’exceptionnel. Instants qui doivent rester rares. Le silence. L’émotion un peu tendue par la perspective de ce qui se prépare. Je la sais presque par cœur et, pourtant, si je n’avais qu’un texte à emporter sur une île déserte, ce serait celui-là. Au cas où ma mémoire défaillirait. Avec une bouteille d’yquem. Pour la regarder vieillir. Ou plutôt pour la déguster un soir et, au matin, en reprendre une gorgée comme si je savourais la vie. Je goûte la préface de Frédéric en salivant avec gourmandise. Je m’en délecte lentement. Je cherche tout ce que les mots peuvent dire de ce nectar. La griserie est en marche. D’étranges et ineffables ondes s’étendent à l’infini et gagnent mon cerveau, le comblant d’une suave félicité. Faites cette expérience de lecture d’une fraîcheur enchanteresse. Jusqu’au moment où les mots ne peuvent plus suivre. Il n’en existe pas, en aucune langue, pour exprimer le plaisir infini qui consent à s’offrir.