Je trouve stupide de passer aux morts leurs habits du dimanche. S’habille-t-on pour aller se coucher ?
Son fils Patrice a raconté : « Vers la fin, mon père jouait avec l’idée de sa mort, avec ses proches. C’était un peu de la torture mentale. Je me souviens d’un repas où nous étions tous réunis. Il commença à réciter la fable de La Fontaine : Un riche laboureur, sentant sa fin prochaine… » Frédéric, est-ce pour cela qu’un beau matin, achevant le 174e épisode de tes San-Antonio, et sentant qu’il n’y en aurait plus d’autres, tu as intitulé le dernier chapitre : « Pour solde de tout compte » ? Après tout, tu avais bien commencé la série par : Réglez-lui son compte ! Il fallait boucler la boucle !
Quand je canerai, je défends qu’on m’embourbe dans un lardeuss de chêne. Énergiquement. Ce serait trop gland. Je veux du sapinuche pur sucre ! Du tout-venant pas verni, moucheté de beaux nœuds roses.
De toute façon, le vrai tombeau des morts, c’est le cœur des vivants.
Je suis chez Frédéric, à Bonnefontaine, dans sa bibliothèque, à contempler les livres ayant accompagné les vingt-cinq dernières années de sa vie. Je ressens, comme jamais depuis sa disparition, son « absence vive », comme disait son ami Jacques Attali. Ce bureau est celui de l’après-midi. Le matin, il tape ses romans à la machine, dans sa chambre-bureau du premier étage. Après le déjeuner, c’est là, au rez-de-chaussée, qu’il passe quelques heures, à lire et à rédiger, à la main, les lettres à sa famille ou à ses amis. C’est là sans doute qu’il a mis les choses propres en ordre, afin que sa succession se passe au mieux. C’est là qu’il a voulu vivre ses dernières heures. Des heures de souffrance, du corps, car la maladie est douloureuse, et de l’esprit : Je ne vais pas quitter ceux que j’aime, je vais me quitter d’eux. Décidément, elle est garce, cette mort à venir, elle ne ressemble pas vraiment à ce qu’il avait imaginé. Un peu quand même : Se maintenir est une victoire, avancer une utopie. Tes forces te déclinent, et le moment vient où tu te retrouves à la case départ, la gueule déjà barbouillée de mort.
Quand je vais claboter, la seule reconnaissance que j’aimerais avoir, c’est qu’on dise : « Il a été gentil. »
Un soleil de plomb chauffe la campagne fribourgeoise en ce début de juin 2000.
14 heures sonnent au coucou du salon. Allongé sur son lit médicalisé, Frédéric cherche une position où l’air pénètre plus facilement dans ses poumons. Soudain, lui revient en tête une phrase qu’il a écrite, il ne sait plus vraiment où ni quand : Quand j’arriverai au grand vestiaire, ne me restera plus grand-chose en mémoire : quelques regards d’hommes, quelques sourires d’enfants, quelques culs de femmes. L’essentiel en somme. Alors, jetant un dernier regard à tous ceux qui le veillent, il tente de leur sourire et part sur le mot résumant le mieux sa vie : Aimez-vous ! Puis, tel Abel à la fin du Maître de plaisir, un de ses « Frédéric Dard » écrit il y a si longtemps, soudain calmé, il ferme les yeux.
On finit toujours par fermer les yeux.
Humus, fin de section !
Chronologie
29 juin — Naissance de Frédéric Charles Antoine Dard, fils de Francisque et Joséphine Dard, à Jallieu, au 75 de la Grand-Rue, au-dessus de la poste.
Son père Francisque est le fils de Séraphin Dard, l’héritier d’une riche famille de chocolatier lyonnais. Séraphin est un personnage fantasque, alcoolique et libertin. Il mourra ruiné, à Paris, devenu vendeur à la sauvette de cartes postales. Claudia Berland a dix-sept ans quand elle épouse Séraphin Dard dont elle aura deux enfants, Francisque en 1895 et Jean en 1899.
Avant guerre, Francisque rencontre Joséphine-Anna Cadet, fille d’un cultivateur de Saint-Chef en Dauphiné. Après la guerre, où il s’est comporté en valeureux brancardier, notamment pendant la bataille de Verdun, il retrouve Joséphine dont le père a ouvert un café-boulangerie à Jallieu. Devenu ouvrier métallo aux usines De Dietrich, Francisque épouse Joséphine le 20 janvier 1921. Peu de temps après, Claudia, séparée de Séraphin, s’installe à Jallieu où elle fait la connaissance du receveur des Postes, Frédéric Berlet, un homme austère et cultivé, puis l’épouse.
Le jour de la naissance de Frédéric, de nombreux incendies se déclarent en ville.
17 février — Naissance d’Odette Damaisin. Elle sera fille unique. Son père, originaire de Gerbaix en Savoie, est chef de gare à la Compagnie des transports lyonnais. Elle épousera Frédéric en 1942.
Mort de Frédéric Berlet, second mari de Claudia, dite Bonne-Maman.
Frédéric vit une bonne partie de l’année avec sa Bonne-Maman.
20 novembre — Naissance de Michel Gourdon.
Frédéric part vivre avec sa Bonne-Maman qui rejoint sa propre mère, dite Marraine, à Glun, où elle vit avec son second mari, Gustave, rustre et ivrogne.
30 décembre — Naissance de Robert Hossein.
Septembre — Entrée de Frédéric Dard à l’école Saint-Joseph de Jallieu, dans la classe de M. Martin.
17 mars — Naissance de sa sœur Jeannine.
Découverte du cinéma « forain » avec son père Francisque.
Emménagement à Rignieux-le-Franc, et à l’école primaire dans la classe de M. Lherbette.
Mort de Gustave.
Francisque crée son entreprise de chauffage à Jallieu. Frédéric rencontre M. Bérurier, le mari de la femme de ménage de ses parents.
Frédéric réanime sa grand-mère que les voisins croient morte, en lui faisant respirer un flacon d’élixir « Bonjean ».
Bonne-Maman s’installe avec Frédéric au hameau d’Aillat (commune de Four, à quelques kilomètres de Bourgoin-Jallieu).
Frédéric a un chien, Marco. Et le vélo de ses rêves, reçu à Noël. Il écrit sa première histoire (« Le curé de Plougastel »).
Installation des Dard rue des Jardins à Jallieu. Acquisition d’une première voiture, une Mathis.
Bonne-Maman, toujours accompagnée de Frédéric, s’installe dans le même immeuble que les parents de Frédéric.
8 février — Faillite de l’entreprise de chauffage de Francisque Dard. Vente à l’encan de tous les biens de l’entreprise.
Déménagement à Saint-Chef, chez Marie Tabardel, dans un premier temps.
Frédéric obtient son certificat d’études primaires à l’école de Saint-Chef.