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Voilà donc un phénomène littéraire unique, celui d’un écrivain maniaco-dépressif — on en connaît d’autres — dont l’œuvre est le reflet d’une personnalité dite bipolaire, selon le terme consacré aujourd’hui. Frédéric Dard, écrivain provocateur et plein de tendresse, partage ce trouble, d’une manière plus caricaturale qu’aucun autre artiste, avec des auteurs comme Balzac, Hemingway, Virginia Woolf ou Nerval, des peintres, Pollock, Van Gogh ou Michel-Ange, ou des musiciens, tels que Berlioz ou Rossini. L’œuvre de Frédéric déroule « un monde à la fois hilarant et tragique, bestial et cérébral, panthéiste et désespéré, qui sent le vin et l’eau bénite, où passent l’amour fou de la vie et la peur folle de la mort », écrit de lui son ami Jérôme Garcin. Albert Cohen, grand détricoteur d’âme, lui dit un jour, sous une autre forme : « Vous êtes un enfant… avec un vieux côté crocodile, quand même. » Ce que Bertrand Poirot-Delpech exprima sous cette forme : « C’était la vie même, la cravate à fleurs fluo lui faisait oublier la corde pour se pendre. »

Vous souhaitez une précision médicale ? La voici : depuis quelques années, l’actualité psychiatrique est dominée par les troubles bipolaires dont on commence seulement à comprendre, un siècle après leur reconnaissance, qu’ils touchent une grande partie de la population. Avec toujours la même question : où finit le normal, où commence le pathologique ? Ainsi, au-delà des deux pôles classiques, la manie euphorique et la dépression de type mélancolique, il existe une multiplicité de tableaux cliniques définis par une intrication de symptômes maniaques et dépressifs qui semblent condamner les troubles bipolaires à devenir en fait « multipolaires ». Il y a de quoi s’y perdre ! Sauf pour Berthe qui, elle, soupçonnait San-Antonio de souffrir simplement d’un dédoublement du personnel  ! Et pour San-Antonio qui n’avait pas besoin de ce jargon pour s’introspecter : On a ses moments en roue libre… des moments où l’homme se penche sur son passif et songe à déposer son bilan sur le coin du piano aux côtés de son râtelier… Faut m’accepter comme je suis. Un copain toubib qui me connaît affirme que je suis cyclothymique… Il se croit à la manufacture de Saint-Étienne ! Simplement, j’ai des châsses avec le grand obturateur braqué sur l’existence.

Qu’en est-il réellement ? Son œuvre a-t-elle servi d’exutoire ou est-elle à l’image de la maladie ? Pourquoi nous touche-t-elle autant ? N’est-elle pas le reflet, même guignolesque, de notre propre instabilité émotionnelle, celle de Jean qui rit et Jean qui pleure ? Et Frédéric Dard, dit San-Antonio, à sa manière et sur une vie d’écrivain, ne nous ressert-il pas les mythes intemporels du yin et du yang, du Ramayana et, bien sûr, de Dr Jekyll et Mr Hyde ? Un texte qui lui inspira une adaptation au théâtre, montée au Grand-Guignol en 1954. Il n’y a pas de hasard !

Frédéric, c’est l’histoire d’un petit garçon[11], si moqué qu’il s’inventa une existence au travers du plus irrésistible de tous les commissaires de la grande maison, l’histoire d’un jeune adulte de l’après-guerre, si torturé dans sa vie sentimentale qu’il mit toutes les filles de la Terre dans les bras de son héros, l’histoire de celui qui se voyait en simple raconteur forain et qui devint un des plus grands écrivains contemporains. Il y avait du magnifique en lui, dans cet art de se confondre avec ses personnages de papier, tantôt si noirs que la mort rôde partout, tantôt si joyeux qu’ils sont la vie, l’amour et plus encore l’amitié.

Vous avez aimé San-Antonio, vous allez adorer Frédéric Dard !

Bras gauche

Ce ne fut sans doute qu’un geste maladroit, mais il devait déterminer sa vie.

Depuis des jours, en cette fin juin 1921, la chaleur est accablante dans toute la région. Les hommes ont transpiré dans les champs pour sauver les maigres récoltes. Le premier feu a pris à la ferme Girard. On ne saura jamais comment. Les pompiers sont arrivés assez vite. Avec leur seule pompe à main, ils n’ont pu éviter que toute la grange s’embrase. Heureusement, la maison n’a pas été touchée. En revanche, le père et le fils aîné ont été grièvement brûlés aux mains et aux avant-bras. Le médecin de Jallieu a dû abandonner sa consultation et venir leur prodiguer les premiers soins. Le Dr Théo est un grand balèze aux cheveux de neige, avec des lunettes d’or et les oreilles décollées. Un bonhomme dont tout le village loue la compétence et craint l’autorité. Il a commencé par donner du laudanum aux deux blessés, pour calmer la douleur. Vieux réflexe d’un temps qu’il aimerait oublier. Avant de revenir dans son Dauphiné natal, il s’est installé à Reims l’année précédant le début de la guerre. À partir de 1917, il a soigné des centaines de victimes des premiers lance-flammes. C’est sûr, les brûlés, ça le connaît. Le jeune, surtout, a l’air mal en point. Il va rester un peu à son chevet et voir s’il est nécessaire de le transférer à Lyon. Un seul pompier demeure sur place, les deux autres ont été appelés sur un départ de feu dans un atelier de mécanique. Peut-être sans rapport avec la chaleur, pourtant de plus en plus infernale.

Joséphine-Anna Dard en sait quelque chose. Les premières contractions ont commencé vers 4 heures. Comme s’il ne lui suffisait pas d’avoir perdu les eaux, maintenant, elle transpire à grosses gouttes, un comble ! À l’aube, elle s’est rendue chez sa belle-mère Claudia, dans la grand-rue. La future Bonne-Maman a des talents d’infirmière et d’accoucheuse. Elle est remariée depuis peu avec Frédéric Berlet, receveur des Postes, dont le bureau est à l’étage au-dessous. Rongé par un cancer, il a malgré tout gardé son humour et prédit que le nouveau-né passerait… comme une lettre à la poste. Claudia en est moins sûre. Elle a vite compris que le fœtus ne s’était pas retourné, qu’il allait naître « par le siège », et, à présent, elle serait bien rassurée d’avoir le médecin auprès d’elle. Il a promis de venir dès qu’il jugerait le jeune Girard sorti d’affaire. Et puis, « un accouchement par le siège, avec un peu de chance, dès qu’on peut, il suffit de basculer les jambes du bébé sur le ventre de la mère, puis de laisser faire la nature. La tête vient toute seule ». Claudia le sait. Ce qu’elle craint, c’est la taille de la tête, alors que le derrière du nouveau-né vient de pointer, non pas son nez, bien sûr, mais de généreux attributs. « C’est un garçon, Joséphine, encore un peu de courage ! » Il va lui en falloir, car Claudia a vu juste ! Elle tente de manipuler doucement le petit corps gluant, puis de le déposer sur le ventre de sa mère, mais elle n’arrive pas à dégager la tête. Il y a urgence pourtant, le cordon ombilical est coincé et risque d’entraîner rapidement la souffrance de l’enfant. Avec horreur, elle s’imagine un moment impuissante devant le choix à faire : sauver la mère ou sauver l’enfant ? Alors, elle lui saisit les deux bras, tire doucement, exhortant sa bru à pousser le plus fort possible. Une ultime traction du bras gauche, un peu plus forte, un peu trop forte, et une petite bouille ronde toute chevelue apparaît, précédant un cri de séparation. Qui sait, peut-être, déjà, de douleur.

Mercredi 29 juin 1921, vers 11 heures, Frédéric Charles Antoine Dard vient de naître, montrant en premier ses fesses au monde. Tout un symbole ! Et poussant ses premiers cris hallucinés du désespoir irréparable de vivre  ! Claudia n’a pas le temps de se réjouir. Elle a bien vu que le bras gauche ne remue pas comme le droit. Pour l’instant elle ne dit rien, elle ne veut pas gâcher la joie de la jeune maman et le soulagement de Francisque, le père. Parce qu’elle a déjà vu une telle conséquence dans des circonstances analogues, elle sait que le membre a souffert de l’étirement et que les soins risquent d’être longs avant que l’enfant retrouve une mobilité normale de son bras. Si dans trois mois tout n’est pas rentré dans l’ordre, il traînera ce handicap pour toujours ! C’est une femme à laquelle la vie a appris à ne jamais s’apitoyer ni renoncer. À cet enfant qu’elle vient de tenir dans ses mains avant même sa mère, et peut-être de mutiler, elle va offrir cette attention et ce trop-plein d’amour qu’elle n’a jamais pu consacrer à personne. Pas même à ses propres enfants ! Elle s’en fait la promesse et dépose sur le front du nouveau-né un baiser comme un serment.

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11

À lire en urgence : Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches ? (1984).