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Quatre années ont passé. À quel âge les enfants prennent-ils conscience de leur corps ? Sans doute très tôt, dans les premiers instants de vie, et d’autant plus précocement que ce corps devient objet de moqueries et une gêne pour les activités quotidiennes. C’est le cas du jeune Frédéric dont le bras, demeuré paralysé, est devenu la grande affaire. Il est à la fois l’objet de tous les soins de ses proches et de toutes les railleries et exclusions des enfants de son âge. Un premier apprentissage d’une vie aux facettes contrastées ! Bonne-Maman, veuve pour la deuxième fois, a pris l’affaire en main. L’éducation de ses deux enfants, fruit d’un couple mal assorti, lui a presque échappé. Jean, le cadet, est né au pire moment de leur relation tumultueuse. Et elle craint que Francisque, l’aîné, ne devienne comme son père Séraphin, un coureur de jupons et un alcoolique invétéré. Un dilapidateur de fortune finissant dans la vente de cartes postales. L’histoire lui donnera en partie raison ! Frédéric lui offre une revanche sur ses désirs de mère frustrée, facilitée par l’attitude de ses parents ; la mère est accaparée par la boulangerie familiale, le père par ses responsabilités de plus en plus importantes à l’usine De Dietrich. On lui confie volontiers l’enfant, au risque de la voir quitter Jallieu, l’emmenant avec elle.

Volontaire, elle s’acquitte de sa tâche avec un amour forcené et de plus en plus exclusif. D’abord, ce bras ! On part voir un spécialiste à Lausanne, le Pr Nicod. La Suisse, déjà, Frédéric ! Son diagnostic est sans appel. « Seul l’avenir montrera si cet enfant est idiot ou supérieurement intelligent ! » Qu’a voulu dire ce médecin ? Que le cerveau a pu souffrir en même temps que le bras ? Ou bien que ce handicap est une formidable chance, amenant très tôt l’enfant à développer une stratégie pour le surmonter, à ses yeux et aux yeux de ceux qui le moquent : une résilience qui n’a pas encore de nom, une nécessité d’inventer sa vie pour survivre ? Bonne-Maman ne se pose pas la question. Frédéric sera « quelqu’un » et rachètera toutes les turpitudes de cette famille… de « bras cassés ».

Les mômes sont cruels, on le sait. Dès la maternelle, Frédéric fait l’apprentissage de l’exclusion de la part de gamins qui ne veulent pas jouer avec lui. Ils me refusaient, ils me refoulaient. J’aurais pu réagir par la colère, la hargne. Je ne suis pas un teigneux. J’ai voulu compenser. Séduire pour compenser. L’aveu est lâché : être aimé ! Son arme : une sensibilité extrême au service d’une imagination sans limites. Là encore, Bonne-Maman est derrière l’éveil de cette curiosité insatiable qui ne le quittera plus. Lectrice infatigable, elle associe son petit protégé à son imaginaire en lui faisant la lecture, avant qu’il s’empare seul de ces histoires qu’il restitue à ses petits copains, émerveillés. Telles quelles ou en y mêlant ses propres inventions. Pour gommer son infirmité, ce bras rebelle, il s’applique à tricher avec lui. J’ai appris à lui donner une apparence de bras normal, qui donne la réplique à l’autre. Cette volonté, à l’image de l’acharnement qu’il mettra à devenir écrivain, compense sa vulnérabilité dans cette façon constante désormais de faire semblant. L’homme double est en construction, celui qui passera un jour de l’enthousiasme à la dépression, de l’amour des autres à la plus profonde solitude, de Frédéric Dard à San-Antonio, avec fierté et amertume.

Il a cinq ans. Il vient d’apprendre que l’adjectif « gauche » désigne aussi une attitude maladroite. Il a souri à l’étrangeté de ce mot. Ah, les mots, il en a tant à découvrir et, il ne le sait pas encore, à inventer. Aujourd’hui, la petite famille a dû emprunter le bac tracté pour traverser le Rhône. Tandis que la lourde barque file doucement, Frédéric se lève des genoux de sa maman et vient se camper hardiment devant l’objectif du photographe. Puis, s’aidant de sa main droite, il met sa main gauche sur sa hanche d’un geste qu’il a maintes fois répété. Ses yeux bleu pâle ne sourient pas, ils reflètent le défi que l’enfant semble lancer à ce monde qui le terrorise autant qu’il le fascine.

Cinquante ans plus tard, fouillant dans une malle pleine de photos, il retrouve ce cliché de son enfance. Il s’en saisit et écrit au verso : Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches  ? Puis, il entreprend la rédaction du plus intrigant, du plus autobiographique et du plus désespéré de tous ses romans.

C

Céline

16 mai 1953.

La journée a commencé comme ça.

Une heure d’écriture. Un dernier chapitre, l’épilogue et le mot fin. Des clientes pour la morgue, son septième San-Antonio. Il est à peine 8 heures. Frédéric est vidé. Pas envie de se relire. Ils font ça mieux que lui au Fleuve Noir. Il leur apportera le manuscrit en début d’après-midi. Ce Bérurier, cette « grosse enflure » qu’il vient d’inventer, en même temps qu’il le décorait pour avoir pris « deux pruneaux dans les côtelettes », lui plaît bien. Et de Caro, que va-t-il en penser ? De toute façon, les ventes ont le vent en poupe, le reste, il s’en fout. Et ce Maslowski ? Ils sont forts, ces critiques : il l’a percé à jour, celui-là. La vache, comment il tourne les compliments ! Du baume au cœur, plus savoureux que les tirages en hausse. Penser à lui dédicacer le prochain San-A. Il se passera dans l’Allemagne de ces dernières années, avec les nazis qui repointent leur nez. Peut-être les Russes, on verra. Et son bel Antonio, son espion à la gueule d’ange se jouera d’une histoire de faux cadavre. Il l’imagine bien, même si, pour l’instant, il n’a le scénario que des trois premières pages. Comme d’habitude !

Frédéric glisse une feuille vierge dans l’Underwood Standard. Il contemple la chose noire, qui le nargue de ses quarante-six touches aux lettrines à moitié effacées. Rien ne vient. La garce ! Comme si elle le défiait et l’insultait chaque fois. Vas-y, Frédéric, frappe, petite frappe, tu ne sais faire que ça ! Une odeur de café chaud vient de la cuisine. Odette connaît son homme. Il va lui sourire, boire sa tasse en se brûlant et demander ce que font les enfants. Puis, à son baiser trop rapide, elle saura qu’il faut l’abandonner à son clavier. Alors, il posera sa main gauche sur le bord de la machine. Elle n’en bougera guère de la matinée.

Midi. Trois lignes noircissent le haut de la huitième page de Descendez-le à la prochaine. Frédéric vient d’achever le chapitre 2 des nouvelles aventures de son agent d’élite des services secrets. Il rejoint Odette dans la cuisine au moment où celle-ci vient poser le courrier du jour sur le buffet. À l’élégante écriture en cursive penchée qu’il connaît bien — pour l’avoir maintes fois imitée ! — , il reconnaît tout de suite l’expéditeur de l’enveloppe du dessus : Marcel E. Grancher. Pourtant, il hésite à s’en saisir, alarmé par une de ces prémonitions dont il est familier. Puis la curiosité est la plus forte. Il déplie la lettre et la lit, tandis qu’une boule de malheur lui monte à la gorge.