… notre cher Léon Charlaix s’est tué à moto. Son copain Sosthène de Bagoût pilotait, il a juste eu le temps d’entendre Léon lui dire : « T’inquiète pas, je suis immortel. » Léon ! Le pitre génial, son pote à qui il doit tant. Celui qui l’a déniaisé au sortir de ses seize balais. Des souvenirs trempés de larmes.
Octobre 1938. Pour Frédéric, c’est la fin de La Martinière, l’école de comptabilité des Brotteaux, et la sortie de l’adolescence. Engagé par Grancher, il remplace Charlaix à l’encaissement des traites du Mois à Lyon. L’intéressé est plutôt soulagé, il a plus intéressant à faire que de courir les mauvais payeurs. Pour cet excentrique paresseux, l’important est de ne pas se mentir. De vivre ce qui vous remue les tripes, de foutre les bonnes manières au rancard et l’argent en l’air. D’être un seigneur, prêt à tout pour se cogner à la vie. Il a tout de suite senti que le gamin à la bouille ronde et aux tempes trop tôt dégarnies était pétri de la même farine que lui. En plus, il se pique d’écrire ! Et c’est plutôt bien tourné pour un môme de dix-sept ans. Lui manque juste cette rage au ventre qui transforme les mots en projectiles qui vous sautent à la gueule.
Deux années ont passé. Un matin d’hiver au goût mouillé, comme il en a pris l’habitude quotidienne depuis des semaines, Frédéric se rend à La Ferme, le bistro que Charlaix a acquis pour une bouchée de pain, dans les jours qui ont suivi la débâcle de juin 1940. Un vieux couple, venu de l’hospice voisin, se frotte le museau au fond de la salle. Charlaix est derrière son bar, le chapeau à feutre taupé vissé sur le crâne. Ses grandes rouflaquettes encadrent un air de vainqueur. Sourire grave, en fait. Il tient en main un épais livre à la couverture crème et au titre écrit en capitale rouge et grasse. Il accueille son jeune compagnon en lui plaquant violemment l’ouvrage contre la poitrine. Et lui dit : « Lis. Tu ne liras plus jamais rien de semblable. Que ce livre soit pour toi une règle de conduite. Ne va pas du côté des cons, ne va pas bêler dans le troupeau, reste en marge, tâche d’écrire comme ça si tu le peux. Comprends et gueule ! » Le souffle court, Frédéric pose l’objet sur le comptoir et en découvre le titre dont il ne comprend pas encore le sens : Voyage au bout de la nuit. Dès la préface, il devine pourtant que le dénommé Louis-Ferdinand Céline va l’embarquer dans son voyage imaginaire. Charlaix l’y a préparé. C’est si simple : « Tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux. »
La lettre de Grancher en main, Frédéric repense à ce matin de décembre 1940 qui vient de déterminer, si ce n’est sa vie d’homme, en tout cas sa vie d’écrivain. Après le Voyage, il s’est précipité sur Mort à crédit et s’est laissé emporter par le rythme haletant des phrases dont il dira un jour de l’auteur : Lui, il l’a balancée sa clameur ! Elle est intacte, satellisée au-dessus de nous. On ne peut rien y toucher. C’est toute la misère de la vie, toute l’angoisse, toute la mort. C’est plein d’amour, c’est plein de pitié, c’est plein de colère, c’est plein d’éclairs, de mains tendues, de poings brandis, de mains tendues qui se transforment en poings brandis. Et puis de désespoir. Parce que le désespoir c’est la vie. Lui, il a su. Ah, Frédéric, que n’auras-tu contemplé ton propre désespoir dans ces lignes ! À t’en faire saigner les yeux ! Mais qu’as-tu vraiment emprunté à l’artiste maudit ? Je sais : tu t’es découvert dans ce mélange de feu et de larmes, dans ce déferlement de grossièretés et de violence où percent malgré tout des moments de grâce et d’humanité. Tu lui as envié son destin d’écrivain où les uns le louaient tandis que les autres le vouaient aux gémonies. Tu es tombé sous le charme de l’outrance, la fascination de l’anarchie, le goût de la dérision, et tu les as transformés en mode d’écriture et de vie. Car c’est bien cela, ton œuvre, « une certaine façon d’exister, ni absolument fiction, ni absolument réelle », comme le disait le même Céline dans sa préface D’un château l’autre. Mais crois-moi, Frédéric, la comparaison s’arrête là : si, comme Céline, tu seras adulé de toutes les générations, jamais personne ne t’associera au médiocre salaud qu’il a été. Pour une raison simple : vous êtes deux génies littéraires, mais lui est un méchant et toi un gentil, un être de bonté. Or ne l’as-tu pas écrit : Il ne faut pas être méchant, jamais, c’est du temps perdu ?
La pendule égrène ses petits bruits secs dans la cuisine. Frédéric replie lentement la lettre maudite. Il repousse son assiette. Aujourd’hui, les souvenirs lui serviront de repas. Tant mieux ! Les kilos s’accumulent, à passer tant d’heures à ne bouger que dans sa tête. La vie lui paraît si effrayante. Il n’a rien trouvé d’autre que de la noyer dans le travail. Tout à l’heure, quand il aura séché son chagrin, il ira à Paris. Déposer son manuscrit au Fleuve Noir. Puis il assistera à la répétition de sa pièce Du plomb pour ces demoiselles au Grand-Guignol. Le plaisir de la journée. Il va voir ce jeune diable de Hossein qui l’impressionne tant. Déjà son frère en travail et en chamailleries. Bâtir l’amitié qu’ils ne se sont pas encore avouée mais qui les soudera toute leur vie. Et puis ce délicieux Vitaly, le metteur en scène. Un gars des pays de l’Est, comme Hossein. L’élégance faite homme. Frédéric prendra son cartable en cuir, offert à son entrée à La Martinière par sa maman Joséphine. Un objet fétiche et une manière de faire exister sa mère chérie auprès de lui. Au retour, il ira voir un ami à Chaville. Il attrapera le tortillard à la gare d’Orsay. Destination Versailles. Via Meudon. Via Céline ! Il ne peut s’empêcher d’y penser dès que le train longe la route des Gardes. C’est là, au 25 ter, qu’il habite. À Bellevue, monsieur !… à mi-côte ! En se penchant un peu, il aperçoit même le toit du pavillon louis-philippard. Et chaque fois, l’envie lui prend de descendre à la station Bellevue toute proche, puis d’aller sonner à la porte du reclus malcommode. Pour lui bredouiller quoi ? Qu’il l’admire ? Comme tant d’autres ! Jusqu’alors, la timidité l’a emporté sur le désir. Et peut-être la peur d’être déçu, d’un charme rompu ou au contraire de passer pour un connard, M. Dard !
Ils ne se croiseront jamais. Seuls les critiques en mal de formules feront de San-Antonio, à longueur d’article, l’héritier de Louis Ferdinand Destouches. Et de Rabelais, qu’il n’a pas non plus rencontré, pour des raisons temporelles, celles-ci, et non psychologiques !
Chapitre
Dans chapitre, il y a « pitre ». Et derrière « pitre », il y a bien souvent San-Antonio. Clown littéraire, acrobate du verbe, bouffon des mots, écrivain saltimbanque, jamais en panne d’une facétie, imprévisible, déconcertant, déroutant, inattendu. Ne crions pas à la faute de frappe, au non-respect du lecteur si nous lisons, au début de Béru-Béru « Chatripe premier » ! Et soyons contents que Sana gratifie sa plaisanterie d’un renvoi en bas de page : Le mot « chapitre » revenant sempiternellement dans un livre, afin de varier un peu j’ai décidé, à titre temporaire, de l’anagrammer au cours de cette seconde partie. J’espère que mes lecteurs apprécieront cette heureuse initiative qui témoigne de ma verve créatrice. Suivent : Charpite deux, Patriche trois, Richepat quatre, Chiparte cinq, Chiarpet six, Trapchie sept ; Pichater huit, Phacitre neuf, et Repichat dix !