Mais, mieux, lisez-le, ou relisez-le, on se regarde vivre et on s’écoute penser en lisant du Frédéric Dard. Car vous verrez : il est formidablement vivant.
Ce petit avertissement est uniquement destiné à vous exciter un brin, tous, car il faut toujours donner aux adultes l’illusion que certaines lectures leur sont réservées, tout en faisant croire aux enfants que ces mêmes lectures leur sont interdites. De cette façon, les uns et les autres achètent le livre en grand secret, et ça fait marcher l’édition.
Cela dit, il est bon d’avoir deux ouvrages de cette épaisseur par ménage, ne serait-ce que pour asseoir dessus les chérubins qui, hélas ! étudient le piano.
AVANT-PROPOS
HORS DE PROPOS
MAIS QUI VIENT À PROPOS
En dictionnariste consciencieux, je ne doutais pas de l’intérêt d’écrire un avant-propos à cet ouvrage. Bref historique du projet, méthode de travail, revue sommaire des sources consultées, assurance au lecteur d’une motivation constante, d’une passion, que dis-je ? d’un amour pour le sujet traité, etc. ; les thèmes à aborder ne manquaient pas. San-Antonio était coutumier de cet exercice, souvent prétexte à des mises en garde jubilatoires. Au fil de mes lectures san-antoniennes, je découvris même l’un de ses AVANT-PROPOS en forme de jeu de mots, celui ci-dessus, en lettres capitales. Mais, comme on le verra tout au long de ce livre, le lecteur n’est jamais au bout de ses surprises avec cet auteur à l’imagination sans cesse en ébullition. Aussi, quel ne fut pas mon amusement de lire, en introduction aux exploits béruréens racontés dans La Sexualité, la dispense d’avant-propos suivante : Habituellement, un avant-propos, ça s’écrit après le bouquin. L’auteur qu’a des remords au carburo. Qui s’aperçoit, l’affreux connard, qu’il n’a pas exprimé le total de sa pensée. Qui plaide non coupable pour son œuvre ! Veut donner l’explication du comment, du pourquoi, du bidule ! Se drape dans de fières implorations. Bref, s’excuse en somme… Je sais des livres que le pauvre tourmenté a affublés d’une préface, d’un avant-propos, de notes liminaires, d’un avertissement, d’une postface et d’un « en matière de conclusion » qui feraient bâiller un dentier dans son verre de flotte.
Bref, le préliminaire d’un jour était contredit le lendemain par un sermon sans appel. De quoi briser l’élan d’un artisan écrivain, qui plus est s’attaquant à l’avant-propos et venant juste d’achever la rédaction de deux préfaces ! En réalité, tout San-Antonio est déjà dans cette contradiction. On en découvrira d’autres dans ces pages ! Il se reconnaît aussi dans ce type de provocation et de sentence péremptoire où se côtoient jeux de mots, orthographe fantaisiste, syntaxe approximative, argot, comparaisons savoureuses. En un mot commençant, la rébellion contre l’ordre littéraire établi ; une obsession dévorante, un désir insatiable !
Heureusement, une longue fréquentation de l’auteur m’a habitué à ces innombrables digressions qui sont les palimpsestes et l’âme même de son œuvre. Je les prends parfois avec le sourire, la plupart du temps avec tendresse, toujours avec respect pour l’incroyable liberté qu’elles sous-entendent, celle d’un écrivain bienveillant, jamais satisfait, et d’un homme sensible, rongé par le doute, constamment attentif aux autres, tout en désespérant de l’humanité. Mieux, je prends ce doute à mon compte dans ce dictionnaire plein d’amour. Il n’est pas le fait d’un biographe scrupuleux ni d’un historien patenté, mais celui d’un inconditionnel bien mal à l’aise à l’idée de donner son avis sur un des plus grands écrivains contemporains. Effrayé à la perspective de mal le restituer par excès d’admiration. Qui suivre ? Frédéric Dard lui-même quand il dit : C’est un peu facile de se faire une opinion sur un auteur à travers les histoires qu’il invente !, ou Patrick Modiano pour qui : « Oui, le lecteur en sait plus long sur un livre que son auteur lui-même » ? Œuf corse, les deux, mon capitaine, ne manquerait pas d’ajouter Bérurier, un personnage qui nous accompagne tout au long de ce dictionnaire. Alors, perplexe, j’ai écouté Victor Hugo, il réconcilie tout le monde et rassure l’auteur intimidé : « Il est impossible d’admirer un chef-d’œuvre sans éprouver en même temps une certaine estime de soi. Il y a dans l’admiration on ne sait quoi de fortifiant qui dignifie et grandit l’intelligence. L’enthousiasme est un cordial. »
Frédéric Dard a émaillé toute son œuvre d’une pensée humaniste et souvent visionnaire dans laquelle nombre de ses lecteurs se sont reconnus. Très tôt contaminé, je fais partie de ceux dont cette œuvre a façonné de nombreuses facettes de la vie. Elle m’a d’abord intrigué, puis amusé, dérouté et enfin entraîné dans une vision du monde, bipolaire comme son auteur, tantôt découragée, tantôt exaltée, mais au final généreuse, jamais résignée et guidée par un profond appétit de vie. Je n’écris pas pour des lecteurs, mais pour des amis, disait-il. C’est donc en ami de Frédéric, et non en thuriféraire ou historien, que je me suis lancé dans cette aventure littéraire. Ne possédant souvent que des bribes d’histoires, j’ai comblé les vides en romançant les situations, en inventant des dialogues, en tentant de faire vivre l’auteur, conscient de déformer ainsi la réalité. Mais guidé par la seule envie d’être bienveillant, sans la moindre prétention de tout expliquer. Trop attentif à ses propres paroles : Tout ça, ils vont le dire bientôt, quand je serai né. Des qui préparent leurs ciseaux et pot à colle pour me faire enfin une œuvre. Et sachant que, de toute manière, la meilleure étude sur Frédéric Dard restera son œuvre elle-même.
Tout cela est-il immodeste ? Qu’en sais-je ? Chacun s’efforce de devenir humble quand il n’y a plus moyen de faire autrement, disait Frédéric. La démarche est en tout cas sincère, imprégnée de respect et d’amour, comme l’adjectif qui caractérise ce dictionnaire. Et comment en serait-il autrement pour évoquer un homme qui plaçait l’amour, le travail et la liberté au-dessus de toutes les autres valeurs ? N’en doutons pas, c’est aussi par amour des autres qu’il ne cessa, soixante-trois ans durant, de dénoncer la connerie humaine, universelle et trop souvent indélébile. Il le faisait avec une humilité totale, profonde et réelle, ne s’excluant jamais de cette humanité qui l’accablait. Modeste, bon et indigné au quotidien, il a entraîné dans sa réflexion, et souvent acquis à sa cause, des hommes et des femmes de toutes conditions. Face aux événements d’aujourd’hui, au désenchantement qui nous gagne, aux bouleversements de notre planète, sa parole et son humour sont étrangement d’actualité. Sa popularité était semblable à celle d’un Coluche, il suffisait de faire l’effort de le lire ! Rares ont été ceux à le critiquer, parfois à l’accabler. Qu’avaient-ils à se mettre sous la dent ? Savoir si les San-Antonio étaient de la littérature ? L’accuser de misogynie ? Ils se sont perdus dans des débats stériles et des analyses qui nous tombent encore des mains.