Une lueur apparut, non pas le récit d’une colère, mais la justification à ces emportements parfois salutaires. Dans Y a-t-il un Français dans la salle ?, le président Tumelat consent à nous faire une confidence qui sent l’aveu de Frédéric : Car là est l’important, ma petite : la colère ! On ne peut pas agir sans colère. Sans ce moteur bienfaisant, si puissant, et qui nous transfigure au point de nous faire jaillir de nous-mêmes. Une croisade n’est pas un safari, elle résulte d’une grande colère collective. Une révolution est la colère d’un peuple. Plus loin, il la compare à l’ambition, trop souvent suspecte, retorse, tortueuse, quand elle n’est pas machiavélique, alors que la colère est la voix du sang, donc celle du cœur. C’était bien la preuve qu’il l’avait expérimentée ! Nous allons le voir.
Encouragé par ces paroles de bon sens, je continuai mes investigations. La lecture d’une interview de Marie-France Dayot apporta de l’eau à mon moulin. Pendant quinze ans, elle fut sa secrétaire d’édition au Fleuve Noir. Engagée en 1974 comme secrétaire des deux directeurs littéraires, François Richard et Patrick Siry, elle travailla directement pour Frédéric à partir de 1985, au départ d’Armand de Caro. Personne discrète et respectueuse, elle lui vouait une admiration sans faille. Après Françoise, sa première lectrice était cette petite main de l’ombre, amie et confidente, garante du « livre fini ». Et le témoin, j’y viens, de quelques colères homériques. Avant de prendre en charge les affaires éditoriales de Frédéric, elle avait assisté à plusieurs épisodes malheureux qu’elle entendait bien ne pas voir se reproduire. Ainsi, il arriva à Frédéric de découvrir la couverture d’un San-Antonio sur l’exemplaire imprimé ou de recevoir, cela se produisit un jour, un de ses manuscrits entièrement réécrit par une correctrice. Des rages noires en résultaient. On le comprend ! Marie-France Dayot lui évita ces motifs de colère et apaisa ses dernières années au Fleuve, au sein d’une maison d’édition remaniée où le président-directeur général, Jean-Claude Dubosc, se lia d’amitié avec Frédéric.
N’avais-je donc que des coups de gueule « professionnels » à me mettre sous la plume ? Incapable de dénicher une anecdote plaisante, je m’apprêtai à clôturer ce chapitre quand ma persévérance fut récompensée. À force d’aller à la pêche à l’inédit, au jamais révélé, au dites-moi-pas-que-c’est-pas-vrai à la Jamel Debbouze, je tombai par hasard sur une de ces histoires à vous faire endosser un instant le costume de journaliste tenace : une colère halieutique ! Doublée de la révélation d’un secret longtemps gardé. Rien que ça ! J’explique.
Le repas prenait fin, le cabillaud avait été succulent, crabes et homards gigotaient dans l’aquarium proche de notre table. Un environnement maritime propre à déclencher des souvenirs tout aussi océaniques. Ce furent ceux de Françoise et Joséphine Dard dont je partageais ce jour-là le repas dans un restaurant d’Annemasse. Elles me rapportèrent l’anecdote suivante : à la fin des années 1980, elles avaient accompagné leur mari et père en Écosse dans un de ses voyages alibis où il savait qu’il aurait l’occasion de taquiner le beau poisson de mer. C’étaient là les seules et courtes vacances capables de lui faire apprécier un déplacement sans l’IBM à boule à portée de main ! Deux embarcations furent nécessaires. L’une était réservée au guide et à Frédéric ; elle était adaptée pour se rendre rapidement d’un point de pêche à un autre et pour explorer des sites côtiers difficiles d’accès. Bref, elle était conçue pour la pêche sportive. L’autre, destinée à ces dames, était ancrée au fond d’une baie bien abritée, propice à la détente, au bavardage, à la lecture et, éventuellement, à quelques sondages de pêche plus ou moins motivés. Le premier essai de la mère et la fille suffit à ruiner leurs espoirs de rapporter du poisson. Frédéric avait sans doute eu tort de dire à Joséphine qu’il lui confiait un « lancer » — sa plus belle canne télescopique — car, à sa première tentative, le matériel, canne et moulinet, lui échappa des mains et disparut dans les eaux noires. Ce lancer n’avait jamais si bien porté son nom ! Retour du pêcheur, narration de l’incident, et fureur noire de Frédéric, épuisant en une fois son quota annuel de colère ! Sauf qu’il s’en prit à son épouse. Mais vous connaissez les mères-sacrifices : Françoise n’avait pu s’empêcher de s’accuser à la place de sa fille !
Vingt-cinq années avaient passé. Je les écoutais me raconter cet incident qu’elles semblaient revivre toutes deux avec la même nostalgie. Quand soudain Joséphine se tourna vers sa mère et lui avoua ce qu’elle avait tu à son père, puis à elle, depuis si longtemps :
— Je ne te l’ai jamais dit, maman, mais peu de temps avant que papa décède, je lui ai avoué que c’était moi qui avais lancé sa belle canne à l’eau ; j’ai eu peur qu’il ne parte en me laissant avec ce mensonge qui me poursuivrait. Il était sur son lit d’hôpital, empêtré dans ses tuyaux, il m’a écoutée en me regardant avec toute la tendresse du monde, j’ai vu une larme couler sur sa joue… et le plus beau sourire qu’il m’ait fait depuis longtemps.
Cons
Je suis un piège à cons.
De Brassens à Coluche, d’Audiard à Desproges, de nombreux auteurs ont à leur répertoire quelques réflexions bien inspirées, voire cultes, sur les cons. Mais aucun comme San-Antonio n’a poussé la conscience professionnelle jusqu’à consacrer aux cons de tout poil un ouvrage entier (Les Con), son magazine (Pour solde de tout con), le livret (Conorama) et un disque (le Déconorama) destinés à les accompagner lors de leur lancement auprès des libraires de France[13]. Au passage, puisque nous évoquons plus haut les cons de tout poil, il n’est pas inutile de préciser que les lignes qui suivent sont consacrées aux cons dans l’œuvre de San-Antonio, dans leur acception « cons comme des bites », et non au « con », ce terme d’argot consacré à un organe qui, lui, accueille éventuellement des bites. Mais le lecteur, instruit et pas con, argotant sans ergoter, aura rectifié de lui-même ! C’est donc en rererelisant ces traités (de con) que l’évidence nous est apparue : San-A. est vraiment le roi des cons, non pas leur maître à tous, mais leur seul grand penseur, celui qui les a dénoncés et leur a, dans le même temps, rendu hommage mieux que quiconque. Car pendant que certains Tontons flingueurs ont toujours refusé de parler aux cons de peur de les instruire, San-A. n’a cessé de s’entretenir avec eux — c’est-à-dire nous tous — au risque de les/nous rendre plus intelligents, sachant que les cons sont partout car, comme il le rappelle à qui veut bien l’entendre : on est toujours le con de quelqu’un.
13
« Et que fais-tu de