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À l’origine de cette vocation humaniste, San-A. nous apprend qu’il était un grand peureux. Il avait peur de la contagion, de celle qui l’effrayait le plus, la contagion de la connerie. Et, comme nous tous, il a fini par l’attraper, lui, le poète de la vie (comme le louait Cocteau !) qui dans ses San-A., ayant un jour franchi le point de non-retour, ne négligeant rien, même le pire pour faire rire, testait notre endurance sans relâche. On verra bien jusqu’où ils pourront me supporter. San-A. pouvait TOUT dire, TOUT faire. Or « les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît », n’est-ce pas, cher Michel Audiard ?

Si, dans sa dénonciation incessante de la connerie, San-A. ne nous donne pas les clefs pour imaginer qui a été le premier con de l’histoire de l’humanité, en revanche, il bâtit, au fil des pages, une œuvre bicéphale, écartelée entre la traque de l’intelligence et celle de la connerie humaine, où l’on frémit en comprenant vers où la balance penche. Si un maigre espoir transpire parfois, deux faits à la con paraissent à jamais acquis. En premier lieu, le con inaugural, Homo connardus, sans doute un copain de Lucy, a été suivi de beaucoup d’autres, au point que, quelques millions d’années plus tard, notre connerie soit devenue le trait le plus partagé au monde, du con à bouffer de la merde au con à pleurer, de ducon-la-joie au sombre et triste con. La sentence est claire : La connerie, la vraie connerie, la connerie rutilante, la connerie superbe, c’est l’homme. En second lieu, San-A. tient à nous le marteler, au cas où certains hommes se prendraient pour l’essentiel de l’humanité : Tous les hommes sont cons alors que les femmes ne sont que des connasses. Eh oui, Messieurs les hommes, au pilori de la connerie humaine, un clou suffira car on n’y pendra que la moitié de l’humanité. Renaud, qui ne lui mégote pas son admiration, ne le démentirait pas, lui qui mit un jour en chanson une triste « Miss Maggie » confirmant bien cette règle. Elle est con comme un homme, cette pauvre femme, aurait dit un certain président Tumelat que l’on retrouvera dans ces pages.

La vie et l’œuvre de San-A. sont le théâtre, tout autant d’une chasse aux cons, ce safari sans espoir, que d’un tiraillement sans fin. D’un côté, écrit-il, un Roi mage à la con est venu se pencher sur mon berceau et déposer la connerie à mes pieds, cadeau obligatoire de mon espèce : oui, je l’affirme, en même temps que l’entendement, m’est venue cette certitude que le monde était con. De l’autre, l’éblouissante lumière de la vérité m’a embrasé : mon drame — entendez par drame une grande inaptitude à vivre — provient de ce que je ne suis pas COMPLÈTEMENT con.

San-A. nous le confirme, livre après livre : le con est à l’image de l’univers, en pleine expansion, du petit con au gros con, du brave con au sale con, croit-il même bon de nous démoraliser dans une ultime désespérance. En attendant cette apocalypse et probablement afin de nous aider à mieux nous situer dans ce palmarès, San-A. nous en propose un classement dont la pertinence n’a d’égale que la simplicité toute conne. Le sale con est définitivement le roi des cons. Il est à la connerie ce que la reine des abeilles est à la ruche. Le peuple, lui, se reconnaîtra facilement dans le pauvre con, celui qui admire le sale con cité plus haut. Quant au vieux con, sa connerie est une sorte de Chambre des lords. Bref, l’avenir est au con, les ultimes représentants de l’intelligence n’ont plus rien à faire ici. On ferme !

De tout cela, comment voulez-vous que notre San-A. ait pu se sortir ? Il est même parti un matin de juin 2000 à la con. On n’a jamais rien vu de plus con.

Couvertures

Dans mon dialogue à sens unique avec San-Antonio, chaque réflexion partagée et chaque anecdote que j’avais vécue moi-même sous une forme proche participaient à entretenir ma passion. Ces découvertes me faisaient pénétrer l’intimité de l’écrivain, peut-être mieux que je ne l’aurais fait à travers une relation personnelle et épisodique. Une histoire de couverture illustre ce type de proximité de pensée. Comme beaucoup d’apprentis écrivains, je commençai ma carrière par un genre littéraire adapté à l’écriture de loisir, la nouvelle. Testant l’intérêt de mes essais en répondant à des concours de nouvelles, des plus anonymes aux plus renommés, j’eus l’heureuse surprise de glaner plusieurs premiers prix. De là à voir publier un recueil de ces courtes histoires, je ne me faisais guère d’illusions ! Qu’importe, je m’autoéditai, en cinq exemplaires, faisant chauffer la photocopieuse, apportant un soin particulier à la couverture. Je choisis un papier crème, traçai un cadre fait d’un fin trait noir et de deux traits rouges, puis imprimai, sous mon nom, le titre idiot « Les nouvelles sont bonnes ? », écrit en grosses lettres rouges, le tout dans une belle typographie à patins. Au moins, c’était du plus bel effet et copiait à merveille la collection « Blanche » des éditions Gallimard, une ambition légitime pour un écrivain en herbe.

Une semaine passa, le temps de lire deux San-Antonio, quand je découvris, en photo, dans un catalogue de vente, à quoi ressemblait la fameuse Peuchère, des éditions Lugdunum, le premier de tous les Frédéric Dard, l’objet mythique entre tous. À l’époque, Google Images n’existait pas, et je n’avais ni vu ni lu aucun de ses livres écrits juste avant ou pendant la guerre. Fayard n’avait pas encore eu la bonne idée de les rééditer ! Et je ne fréquentais pas les bouquinistes dont les prix n’étaient déjà plus à ma portée. Ma surprise fut grande de voir que la couverture de La Peuchère était fortement inspirée de la collection « Blanche ». Comme celle de mon recueil de nouvelles ! Il ne pouvait y avoir de hasard. La découverte ultérieure d’autres romans de la même maison dirigée par Grancher, Monsieur Joos, Équipe de l’ombre, puis Les Pèlerins de l’enfer, Croquelune et Le Norvégien manchot des Éditions de Savoie fondées par Frédéric en personne ne me laissa plus de doute sur sa volonté de plagier la célèbre collection.

C’est ainsi que commença l’extraordinaire aventure éditoriale de Frédéric Dard, dit San-Antonio. Elle trouva vite son style, ou plutôt ses styles, et n’eut plus à s’inspirer d’une maison prestigieuse pour exister. Jusqu’à la fin des années 1940, en dehors des titres cités plus haut, Frédéric fut publié sous son nom ou sous des pseudonymes dans plusieurs maisons d’édition (Cartier, Confluences, Châtelet, Puma, etc.). Le papier était médiocre. Peu de soin était apporté à la couverture, illustrée ou non, parfois rehaussée d’une photo monochrome (Le Mystère du cube blanc par F. D. Ricard). Aucune unité n’en pouvait ressortir. Il en fut tout autrement à partir des années 1950. Les éditions Clément Jacquier, dans la collection « La Loupe », publièrent une quinzaine de romans de Frédéric, tous facilement identifiables, grâce à une couverture noire reprenant les mêmes codes graphiques de l’une à l’autre. Il s’agissait des dessins macabres où dominaient soit le rouge sang dans la série « Épouvante », soit une loupe à travers laquelle on voyait une pin-up dans une attitude lascive dans la série « Policière ».