Puis vinrent le temps du Fleuve Noir et celui d’un géant : Michel Gourdon ! Né en 1925, il avait été élève des beaux-arts de Bordeaux avant d’entamer une carrière parisienne de dessinateur industriel au Matériel Téléphonique de Boulogne-Billancourt ! Il sortait d’un bref passage dans les éditions de dessins animés Paul Bourgeon, vite en faillite. Cinq années interminables à tirer des traits les plus droits possible, et des journées trop courtes à rêver devant les devantures des librairies à la vue des couvertures de livres ! Car là était sa seule et précoce vocation : l’illustration d’objets ou de scènes de la vie courante. Enfant, héritier comme ses deux frères[14] du talent de leur mère, il passait déjà ses loisirs à dessiner des voitures avec ses premiers crayons de couleur.
Bien décidé à quitter le dessin industriel, il réussit, à force de persévérance, à vendre ses essais aux Éditions Mondiales, puis aux éditions Ferenczi, et enfin à travailler régulièrement pour le magazine Tout savoir, un Science et Vie de l’époque. Jusqu’au jour où un de ses copains, Guy Mouminoux, connu aujourd’hui sous le pseudonyme de Dimitri, l’adressa à deux associés ambitieux, Armand de Caro et Guy Krill, qui venaient de fonder les éditions Fleuve Noir et Carrousel. L’homme discret et enfermé dans sa passion ne se doutait sûrement pas qu’en croquant une première pin-up sur fond de nuage, destinée à illustrer Méfiez-vous des blondes, le deuxième roman d’un certain Michel Audiard, il donnait le coup d’envoi à vingt-huit ans de collaboration ininterrompue. Et à quelque 3 500 dessins à la gouache, pour la plupart sur un Canson à grain très fin de chez Lavrut, passage Choiseul !
Malgré les 73 titres originaux de San-Antonio qu’il illustra[15], il ne rencontra pas une fois Frédéric Dard ! Que se seraient-ils dit, l’un lisant rarement les livres dont il faisait la couverture, l’autre n’accordant aucune importance à la qualité de l’édition de ses ouvrages, trop occupé, une fois l’un confié à l’éditeur, à entamer le suivant ? Peut-être auraient-ils évoqué leur employeur commun, un de Caro qui ne passait pas son temps à vanter les talents des poulains de son écurie, mais qui, en homme infiniment perspicace et respectueux, savait ce qu’il devait à ces deux grands artistes sans lesquels le Fleuve Noir n’aurait été peut-être qu’un ruisseau vite tari.
Gourdon a eu des successeurs, mais aucun ne résista comme lui au temps et… au marketing. Après les dessinateurs Jacono et Carlo Bren, la photo fait une apparition, peu heureuse, en couverture. En 1989, Wolinski reprend le flambeau pour huit originaux et trente-cinq rééditions. Cinq années de « sexe à la une » seront le fait d’Alain Siauve, remplacé en 1997 par un Claude Serre, en verve, homme malicieux et délicieux. Très apprécié de Frédéric et de membres de sa famille qu’il fréquente, il disparaît en 1998, sans avoir eu le temps de donner toute sa mesure sur les rééditions que le Fleuve Noir commençait à lui confier. Marc Demoulin n’illustra que des rééditions, Roger Blachon les deux derniers San-Antonio, et tous deux laissèrent la main à Boucq qui, outre l’ensemble des rééditions, suit fidèlement Les Nouvelles Aventures de San-Antonio reprises par Patrice Dard depuis 2002 (trente romans depuis le premier épisode : Corrida pour une vache folle).
Enfin, je laisse le soin aux sites Internet recensant les innombrables rééditions, toujours en cours, de montrer la variété et le talent des nouveaux illustrateurs de Frédéric Dard et de San-Antonio. J’ai assez tiré la couverture à moi !
Critique
Personne ne peut me nuire plus que moi-même.
En cette fin d’été 1954, Frédéric pressent que son existence est en train de basculer. À commencer par ses conditions de vie aux Mureaux. En l’espace d’un an, l’embellie a été fulgurante. Échangée quatre ans plus tôt contre l’appartement de la rue Calas à Lyon, la bicoque délabrée de la rue du Maréchal-Foch a pris une allure de joli petit pavillon de banlieue. Odette et lui ont enfin pu assouvir leur passion pour les meubles Louis XIII. Ils envisagent même l’achat d’un terrain proche de la Seine et la construction d’une grande maison. La raison de ce bouleversement ? Le début de l’aisance financière due au succès croissant des San-Antonio, dont le dernier, Rue des Macchabées, 11e de la série, vient de dépasser les 40 000 exemplaires.
Les éloges affluent. Éloges de son éditeur, Armand de Caro, non pas pour la qualité des livres, mais pour la notoriété qui rejaillit sur l’ensemble du Fleuve Noir. Éloges de la presse. En vérité, d’une seule presse ! Mystère magazine, et d’un seul journaliste, Igor Maslowski. Dès le premier San-Antonio, il a deviné la force créatrice et innovatrice de cet écrivain qui n’hésite pas à se frotter à un genre populaire, échappant totalement aux critiques de la vraie littérature. Frédéric a bien tenté de signer son dernier roman Anna Soleil de son nom, mais le tirage est resté confidentiel. Le romancier[16] Dard en est resté à ses succès passés, réels, mais datant de sa période lyonnaise. Éloges, enfin, d’une presse spécialisée dans les adaptations théâtrales que Frédéric enchaîne. Après quelques essais de pièces radiophoniques, il est entré rapidement dans la cour des grands en adaptant La neige était sale, de Simenon. Excusez du peu ! Un succès et un tremplin pour le jeune auteur qui se voit ouvrir les portes des théâtres parisiens et de province. Et qui n’attend pas d’être sollicité par d’autres écrivains pour adapter ses romans ou créer ses propres pièces. Du plomb pour ces demoiselles, Les salauds vont en enfer, puis Jésus-la-Caille de Francis Carco ou Bel-Ami, d’après Maupassant, pour ne citer que celles-là, enchantent le public. C’est alors qu’une idée lui traverse l’esprit : se consacrer exclusivement au théâtre et fuir le roman où l’écrivain Dard n’arrive pas à percer à côté de San-Antonio. Le 28 septembre 1954, c’est donc confiant qu’il assiste à la première parisienne de L’Homme traqué, de Francis Carco, au théâtre des Noctambules, dans le Quartier latin. Robert Hossein, son complice de fraîche date, a fait la mise en scène. Il a confié les principaux rôles à Guy Kerner, Robert Dalban, Dora Doll et, sur l’insistance de Frédéric, à une actrice qu’il rêvait de rencontrer depuis longtemps : Madeleine Sologne. La pièce s’achève sous les applaudissements polis et deux rappels peu sonores, plus convenus qu’exprimant un véritable enthousiasme du public. En fait, depuis le deuxième acte, Frédéric est mal à l’aise, ressentant l’accueil mitigé de la pièce. En écoutant les premières répliques de Madeleine Sologne, il a revécu leur rencontre quelques semaines auparavant. Lui, intimidé de se retrouver en face de la grande actrice, elle, l’apostrophant d’un « pousse ton gros cul ! », en s’installant à son côté sur le canapé. La magie s’est évanouie en un instant, et il a aussitôt regretté son initiative[17]. Au théâtre, la magie semble aussi avoir abandonné son texte, pourtant validé par Carco avec engouement. Frédéric essaie de faire bonne figure au pot qui suit la pièce. Quelques verres l’aident à retrouver un semblant de bonne humeur. Deux jours plus tard, il n’attend pas d’être rentré chez lui pour ouvrir Le Figaro qu’il vient d’acheter au kiosque. Le ciel lui tombe sur la tête. J’ai fait un flop au théâtre, avec L’Homme traqué, adapté d’un livre de Carco. Pour vous dire ce que ça a été, Sennep a publié un dessin dans Le Figaro représentant Carco le col relevé avec cette légende : « L’homme traqué par son adaptateur. » On ne peut pas survivre à un truc comme ça. Ou on va rejoindre le Dr Schweitzer pour soigner les lépreux, ou on se bute. Ou on retourne à Lyon vendre des moules.
14
Un de ses frères, connu sous le nom d’Aslan, dessina pendant des années les pin-up du magazine
15
Sans compter 18 romans signés Frédéric Dard, 1 hors-série, 4 Kaput, 7 « Espionnages » signés Frédéric Charles, 1 « Spécial Police » signé André Berthomieu et 1 roman d’espionnage signé Dard-Hossein.
16
17
À la suite de cette anecdote, Frédéric écrira :