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Même si, parfois, le clavier me démange, loin de moi l’idée de copier ici le style de San-Antonio, de toute façon inimitable. J’abuse seulement du point d’exclamation et du renvoi en bas de page, mais, que voulez-vous, il m’a donné le mauvais exemple ! À plusieurs reprises, je reviens sur certains événements de sa vie qui me semblent marquants. San-Antonio avait une formule qui justifiait ces répétitions : Moi, ça m’arrive aussi, les redites. Seulement je m’en tire sur la quantité. Et une autre qui s’applique bien au défouloir d’un tel dictionnaire : On va tout déballer en vrac, à la benne basculante, et puis après on triera. C’est la méthode de ceux qui n’en ont pas. En vrac, je vous ai prévenus : toute la came dans le pébroque ouvert, et on se taille dès qu’on voit rappliquer la brigade des souverains poncifs, vu ?

Puis, parce que tu t’adressais à tous tes lecteurs sous cette forme, je te tutoie de temps en temps, mon cher Frédéric, en gage d’une amitié que tu nous témoignais, tantôt de la manière la plus rude, tantôt avec toute la tendresse du monde. Et je préviens auparavant le lecteur qu’il te découvrira sous les noms d’Antoine (le prénom officiel de San-Antonio), San-A., Sana, Antonio, Tonio ou Frédéric (Frédo étant réservé à Robert Hossein !), toi dont les compères t’affublèrent de dizaines de surnoms.

Rendre hommage à Frédéric Dard, dit San-Antonio, c’est écrire en toute liberté et emprunter à tous les genres qu’il a lui-même explorés, le roman, la nouvelle, l’article de journal, la critique, le billet d’humeur, le scénario, l’interview, le conte, la poésie ou le dialogue. Et le plaisir de la liste ! Enfin, ayant bien retenu la leçon, je ne reculerai devant aucune fantaisie littéraire et je laisserai autant que possible, comme le disait joliment Julien Gracq, « la place à l’impulsion aveugle, à l’aventurisme du pur désir ».

Éric Bouhier

Ce livre a ceci de commun avec le très respectable Annuaire des téléphones, c’est qu’on n’est pas obligé de le lire en commençant par le commencement.

L’Histoire de France vue par San-Antonio,
Fleuve Noir, 1964.

A

Acte 1

Un homme tombe toujours du côté où il penchait.

San-Antonio.

Tout a débuté au lycée Le Verrier de Saint-Lô, dans le bureau du surveillant général, un homme dont on ne discute pas l’autorité : mon père ! J’ai onze ans, l’esprit rebelle et l’imagination fertile, principalement orientés vers les ennuis. Cette énième convocation, un vendredi en fin d’après-midi, ne laisse rien présager de bon. La veille, un « pion » m’a surpris en train de fumer derrière le gymnase. Son zèle m’a conduit directement chez le « surgé[3] », chargé d’apprécier la suite à donner. « L’intégrale » — entendez « la colle » de huit heures le dimanche — fait partie des barèmes pour ce genre d’infraction. Je n’en mène pas large. Pour l’instant, je suis seul dans le bureau. Mon paternel — pardon, le surveillant général — est probablement retenu par une autre affaire d’importance. L’imminence de l’engueulade et de la sanction me provoque des fourmis dans les jambes. Je trépigne sur place tel un prostatique dans une file d’attente. Le décor sévère de la pièce m’est familier. À l’exception d’une armoire verte en métal, les meubles, sièges, armoire à rideaux et bureau sont en bois. Peu d’objets traînent sur celui-ci : un téléphone noir à cadran, un sous-main en cuir, un classeur à courrier, un pot à stylos Bic et un vieux taille-crayon en Bakélite. Au mur, un planning à fiches fait face à la seule fantaisie égayant l’ensemble, une carte en aquarelle de Noirmoutier, évocation nostalgique des origines vendéennes de notre famille. Une fois de plus, je balaie du regard les quatre murs. Quand, soudain, un détail inhabituel attire mon attention : une clef est restée sur la porte de l’armoire. Autant dire une provocation pour un esprit curieux et impatient comme le mien. Rassuré par le silence du couloir, je ne résiste pas au plaisir d’inventorier le contenu du meuble métallique. L’étagère du haut est assortie d’une étiquette irrésistible : Objets confisqués ! Une deuxième provocation qui me fait perdre toute prudence. Livres, fanzines, bandes dessinées et revues côtoient une collection impressionnante de pistolets à eau de toutes les couleurs. Où donner de la tête et de la main grappilleuse ? Dans l’urgence, je m’empare du pistolet à l’aspect le plus futuriste et d’un volumineux Akim dont j’ai repéré le nom sur la tranche. Puis, fouillant fébrilement dans les livres, je tombe en arrêt sur le dessin, en couverture, d’une fille en train de se mettre du rouge à lèvres, et dont, du haut de ma prépuberté, je tombe immédiatement amoureux. Sans plus réfléchir, je glisse le tout dans mon cartable, excité autant que paniqué par l’audace de mon larcin. Je dois prendre une initiative pour calmer l’angoisse qui me détrempe les mains. Peut-être éteindre cette lumière crue qui va inévitablement révéler mon trouble aux yeux si perspicaces de mon père ? L’interrupteur est là, à portée de main. J’appuie sur le bouton et… ô malheur, je déclenche la sonnerie de sortie des classes ! Il est aux alentours de 16 h 45. En quelques minutes, le lycée Le Verrier se vide de ses huit cents élèves dans le plus joyeux des brouhahas. Ce n’est pas toutes les semaines que l’on gagne un quart d’heure de liberté sur le week-end !

Devant l’ampleur du désastre, une seule solution, courageuse, s’offre à moi : fuir ! Et un seul repli : les toilettes. Face aux plus grands dangers, les aventuriers connaissent-ils ces moments de calme et de lucidité absolus, après avoir franchi les limites de la peur ? Toujours est-il que, une fois installé, déculotté, dans ma cache, j’oublie l’univers hostile qui m’entoure et me mets à évaluer mon butin. Le pistolet à eau est vide et j’ai déjà lu le Akim. Alors je m’attarde sur la couverture du livre aux pages mal coupées. La fille qui m’a mis en émoi est une rousse aux joues rebondies. Elle me fait penser à ma prof d’anglais. Comme ma maman le dimanche, elle se peint les lèvres tout en se regardant dans une petite glace… curieusement, les yeux fermés ! Enfin, le titre me laisse perplexe : Mes hommages à la donzelle. Il est surmonté d’un drôle de nom d’auteur, aux consonances espagnoles : San-Antonio.

Ai-je lu quelques pages, avant de l’abandonner ? Je ne m’en souviens plus. En revanche, cinq ans plus tard, cherchant dans la bibliothèque de mon père un exemplaire de Tite-Live, traduit dans le texte, afin de m’économiser les affres d’une version latine trop ardue, je tombai sur une trentaine de livres habilement dissimulés, tous écrits par ce même San-Antonio. En un instant, le curieux patronyme me remit en mémoire cet épisode de mon enfance, dont l’issue fut ma mise à l’internat… dans le lycée où mes parents habitaient. À dire vrai, une bien maigre punition au regard de l’univers qui venait de s’ouvrir à moi avec la lecture de mon premier « San-A. ».

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3

Comme nous prévient San-Antonio en introduction et À TITRE INDICATIF de Faut être logique ! : Le titre du présent (et remarquable) ouvrage a été puisé dans la prose du fameux sociologue Lucien Saillet, professeur de langue amovible au lycée de Bouffémont, lequel écrit textuellement dans son célèbre Traité sur l’insuffisance glandulaire du surveillant général (ou surgé) dans la société moderne les lignes suivantes : « Poussez pas Mémère dans les orties ; des fois qu’elle aurait pas de culotte ! Faut être logique !  »