Выбрать главу

Je dévorai la collection paternelle dans l’année. Les plaisirs se succédaient. Ce fut d’abord celui de l’apprentissage de mots nouveaux, de leur sens quand le contexte m’aidait à les comprendre. Émoustillé, j’appris l’argot puis, très vite, le « San-Antonio », une langue déconcertante, libre et joyeuse. Avant tout, je découvrais qu’un livre pouvait faire rire. Trop fidèle aux programmes scolaires, du Roman de Renart à Hugo, je considérais la lecture, au mieux comme un divertissement aimable, au pire comme une corvée scolaire de plus. Mes premiers fous rires béruréens furent une révélation extraordinaire. Ainsi, une anecdote racontée avec truculence pouvait déclencher ces spasmes incoercibles qui me laissaient épuisé et comblé de bonheur ! Mais le mieux était à venir. Car, bien vite, je trouvai les réponses à mes atermoiements d’adolescent dans les incessantes digressions parsemant les rocambolesques aventures du commissaire et de ses acolytes. Confortaient-elles cette vision que je commençais à me forger de l’existence ? M’apprêtais-je à glisser sur une pente déjà tracée ? Ou bien m’enseignaient-elles des valeurs sur lesquelles je construirais ma vie d’homme ? Qu’importe, titre après titre, je devenais de plus en plus persuadé que « c’était cela la vie ». L’emprise fut forte et, je le sais maintenant, définitive. Cela aurait pu être pour le pire, si elle n’était venue d’un autre que Frédéric Dard, un homme de gentillesse et de bonté, un clown désespéré aussi, répétiteur de chagrin pour lui-même, mais professeur de bonheur et de liberté pour les autres. Quand, enfin, je lus un jour : En ce moment, je tartine pas pour les truffes mais pour certains petits gars qui savent ce que je cause, qui me pigent, qui m’acceptent tel que je suis, avec mon délire et ma volonté de vérité. Alors, à travers sa manière si personnelle de s’adresser à ses lecteurs, je me pris à rêver que je devenais l’unique « petit gars » destinataire de ses messages plus ou moins subliminaux. Je lui emboîtai le pas, passant chacune de mes décisions importantes au crible du jugement, tantôt de San-A., tantôt de Béru, tantôt d’une Félicie, image de sa grand-mère et de sa mère chérie, une réincarnation au féminin de mon grand-père tant aimé. La magie se nichait partout. Dans les évocations de son enfance, je retrouvais nombre de mes propres souvenirs de gamin imaginatif, rebelle et turbulent. Jusqu’à ce mot qu’il me destinait sûrement : Notez qu’on trouve aussi mes bouquins dans les écoles, seulement les petits potes qui me consultent morflent deux heures de colle quand ils se font poirer avec mes chefs-d’œuvre, alors qu’autrement on leur disséquerait ma prose pour en dévoiler le mécanisme génial. Merci aux martyrs ! Je les salue ! Pionniers ils furent, héros ils resteront. Ils peuvent muer et adulter tranquilles désormais, car, grâce à eux, on peut enfin san-antoniaiser sans rougir.

Alors, San-Antonio prit une place grandissante dans mon existence, tour à tour directeur de conscience ou maître de plaisir, bousculant mes rares certitudes, interrogeant mes zones d’ombre et tentant de m’inculquer des valeurs simples qui avaient pour nom amour, travail et générosité. Arrivé à la veille d’entreprendre des études universitaires, la médecine me sembla répondre à cette trilogie. Je ne m’étais pas trompé. La verve san-antonienne se maria à merveille avec l’esprit carabin que je me mis à cultiver avec application, et même zèle, pendant mes études. Enfin, diplôme en poche, la pensée humaniste de San-Antonio, son sens du pathétique de notre destinée, sa vision impitoyable et désespérée de la condition humaine et son Faut servir me décidèrent à m’engager dans une noble cause : Médecins sans frontières. Un jour de septembre 1979, je partis en Thaïlande, inaugurant une carrière humanitaire à la découverte de la misère, de l’amour, mais aussi de la chiennerie humaine, un monde que j’avais déjà entrevu dans ma lecture policière préférée. Dans mes bagages, je me revois glisser Le Standinge, entre Méharées et Voyage au bout de la nuit. Je ne savais pas encore que j’embarquais avec trois auteurs majeurs du siècle qui, chacun à leur façon, allaient orienter, puis guider ma vie !

Amis de San-Antonio

En cet hiver 1995, cela fait trente ans, presque jour pour jour, que Frédéric Dard n’est pas revenu aux Mureaux. La ville de son succès et de son drame. Là où a commencé l’aventure San-Antonio, là où s’est arrêtée la vie avec Odette. Là où la vie a failli s’arrêter pour de bon ! Il n’a pas quitté une ville, il a quitté une femme et des enfants. C’était un dimanche après-midi. Je suis parti au volant de ma bagnole, un manuscrit en cours sous le bras, sans un slip ni un mouchoir de rechange.

Le voilà de retour, non pas pour pleurer, ni en pèlerinage, mais pour voir des amis. Et comme invité de marque à l’inauguration du cinéma, l’ancien Familia dont il fut le président d’honneur, et qui, désormais, porte son nom. Quelle belle enseigne pour célébrer l’adaptateur de plus de trente films, réalisateur à l’occasion. Et même acteur, dans une circonstance très particulière. Un autre rôle de président[4] ! À la médiathèque, après une journée riche en événements, a lieu un vin d’honneur, prélude à une signature du dernier San-Antonio. Trois amis patientent dans le calme. Thierry Gautier, Jean-François Pribile et Jean-Paul Vérine sont un peu perdus au milieu d’une foule impatiente et remuante à l’idée de côtoyer le célèbre Frédéric Dard. Personne ne les connaît, ils ne connaissent personne. Ce sont pourtant les meilleurs spécialistes de l’œuvre de l’invité du jour ! Grands amateurs de littérature populaire, ces trois mousquetaires en guettent un quatrième. Et ils ne manquent pas de repérer le d’Artagnan de service en la personne d’un gaillard longiligne au visage émacié, qu’ils abordent aussitôt. Ils ne se sont pas trompés. L’homme est de leur trempe. Comme eux, Daniel Sirach connaît par cœur son San-Antonio dont il adore lui aussi la plume truculente, l’humour paillard et la philosophie rafraîchissante. De plus, il a une belle idée en tête et le culot qui va avec. On est le samedi 25 novembre 1995. Dans sept mois, Frédéric fêtera ses soixante-quinze ans. C’est l’occasion de lui offrir un recueil anniversaire où chacun, amis ou admirateurs, témoignera de sa ferveur. Déballage cadeau, clin d’œil à Emballage cadeau, un titre de San-Antonio, est un recueil de plus de quatre-vingt-dix textes, tous plus émouvants les uns que les autres. Il est bouclé à temps pour le 29 juin de l’année suivante. L’accueil du principal intéressé et de sa famille est enthousiaste. Les quatre nouveaux amis se retrouvent peu de temps après à la table de leur écrivain préféré, profondément touché par l’initiative de ces lecteurs assidus, anonymes et désintéressés. Insatiables, ils sont venus avec une autre idée, dont le sort est scellé avant le dessert, celle d’une association des… Amis de San-Antonio.

Créée en 1997, elle fédère vite quelques centaines d’adhérents, ravis de partager leur expérience et d’en apprendre plus sur l’écrivain tant aimé. Une des premières initiatives consiste à lui envoyer des nouvelles, des articles, parfois un livre dont l’auteur est inconnu, même quand le document est signé, mais dont le style fait penser à Frédéric Dard. Quand un écrivain a utilisé plus de trente pseudonymes, sans garder trace du document manuscrit ou imprimé, il n’est pas étonnant que ses historiens ou ses admirateurs soient incapables d’en dresser la liste exhaustive. Frédéric se prête volontiers au jeu, retrouvant des signatures qu’il a inventées, écartant des textes qui ne sont manifestement pas de lui. Ce travail de bibliographie prenant fin avec sa disparition, le doute persiste désormais sur un certain nombre d’écrits non attribués. À titre d’exemple, on sait qu’il fut la plume de Marcel G. Prêtre et d’André Berthomieu. Lors, la tentation fut forte de voir sa patte derrière d’autres noms d’écrivains. Ainsi, quinze ans après sa mort, le chercheur Alexandre Clément soutient encore, malgré les dénégations de la famille Dard, que Frédéric est l’auteur de romans signés Frédéric Valmain, Alain Moury, James Carter, Patrick Svenn, Virginia Lord, Jean Redon ou Jean Murelli ! Mais il est vrai qu’on ne prête qu’aux riches ! Nous en reparlerons.

вернуться

4

Une publicité pour le camembert Président.