— T’as la cafetière en acier, Claudio ! rigole Ange.
Ils sont dingues, ces types ! Mais avec une sacrée paire de baloches. Chapeau, messieurs les hommes ! Tu paries qu’ils ont connu la Claudine ? La goualeuse montmartroise. Où est-elle, cette vieille pute si gentille que j’ai pas revue depuis un bout de temps ? C’était quand, la dernière fois ? Sûrement à La Ferme, chez Charlaix. Ah ! Tu t’en es tapé, du beau linge, ma Claudine, rien qu’à voir ton livre d’or. Du Carco, du Mac Orlan, du Dufy. Une ribambelle d’artistes. Et une gouaille ! Je l’aurais écouté pendant des heures, ton parler titi de Paname ! Tu sais, j’ai toujours le tableautin que tu m’as donné après l’avoir chouravé chez la riche veuve de ce peintre qu’on était allés voir ensemble. J’t’aime, ma vieille cigale, toi et tes histoires du Lapin agile, du moulin de la Galette, du père Frédé et de Pigalle. Ils me font marrer, les Lyonnais, avec leur Croix-Rousse, le prétendu Montmartre de Lyon. Je préfère le vrai, d’Montmartre ! Je te le jure, tiens, dès que cette putain de guerre sera vraiment finie, je monte à Pantruche, y a que là que je ferai ma vie. J’t’en écrirai, des histoires de malfrats en argomuche de chez toi. Du javanais, du Belleville ou du louchébem, tu choisiras.
La « 15 » s’est arrêtée à Bellecour, après sa course folle. Ils ont réussi à coincer trois miliciens. Frédéric, ça lui a mis la gerbe, la sauvagerie de la suite. Il sera plus le même après avoir vu ça. Je raconterai plus tard.
Pour l’instant, je veux parler de l’argot, comment ça lui prit aux tripes, à Frédéric. Le style Simenon, il a essayé, c’est pas son truc. Il fait vite dans l’ampoulé, dès les descriptions de nuits mouillées dans les faubourgs de la ville. Céline, c’est Céline, t’imites pas ; on prend pas les mots à la sauvage comme ça, parce qu’un gars vous en a foutu plein la vue. Flaubert, pareil, un géant, mais cinq ans pour pondre un bouquin ! Il aura crevé de faim depuis longtemps, et, avec lui, tout le clan familial qu’il a mission de faire vivre. Il bosse, notre futur grand écrivain, sans cesser de s’arsouiller plus qu’il ne devrait dans les troquets du bord de Saône. Il enchaîne les nouvelles, les romans, les polars, bons, pas bons, lyonnais, quoi ! Il y a bien des fulgurances comme La Crève ou Batailles sur la route, mais personne ne veut voir ça, les vaches. Trop frais dans les mémoires, la guerre ! Des histoires d’épuration, de chiennerie, de lâcheté, de basses vengeances, sur des fumiers, d’accord, mais parfois sur des pauvres types qui ne méritaient pas d’être passés par les armes. Sans le moindre procès. Et toutes ces tondues qui… et puis, non, j’ai dit que j’en parlerais plus tard !
Les années passent, la guerre est déjà loin. Combien ? Trois ans déjà ! Frédéric est toujours rue Calas, papa une deuxième fois, une petite Élisabeth, un amour de bébé. Il n’a pas lu les princes de l’argot, Simonin, Boudard. Et pour cause, ils n’ont encore rien écrit ! Mais fais confiance, il connaît son Dictionnaire français-argot d’Aristide Bruant par cœur et Argotez, argotez, il en restera toujours quelque chose d’Auguste Le Breton sur le bout des doigts. Ses deux derniers chocs ont été la lecture de Pantruche, de Fernand Trignol, les mémoires d’un truand parigot. Et ce magicien de Peter Cheyney ! Quel régal, les aventures de son Lemmy Caution, et quelle langue savoureuse, pétillante, l’argot, cette poésie infinie, l’argot qui n’est pas la langue des malfrats, mais celle des anges de la rue ! Ce matin, pas le temps de chômer. Il doit achever l’article qu’il a laissé en plan pour L’Écho de Savoie. Pas fin de l’avoir intitulé « C’est arrivé demain » ! Il n’a pas réussi à le terminer le jour même ! La routine, il faut s’y mettre. Par contre, il est sec pour le numéro « spécial été » de la revue qu’il vient de fonder avec Grancher : Comic Burlesc Magazine. Faut une nouvelle qui décoiffe. Tiens, à la Cheyney, version Paname, pourquoi pas ? Il commence l’histoire dans sa tête en revenant de l’école, après y avoir déposé Patrice. Les phrases s’enchaînent si bien qu’il accélère le pas pour arriver chez lui avant d’en avoir oublié la moitié. Quand il s’installe devant sa feuille, il connaît déjà le mot de la fin : Betty Rumba dans les bras de son sauveur Teddy Laution, pardi ! S’il ne se retenait pas, il collerait trois mots d’argot par ligne. Du calme, faut une musique, laisser dérouler la tiatche mollo, que ça sente pas le fabriqué. Alors voici les faits : J’étais à Venise et ça ne m’embêtait pas trop vu que c’est une ville tout ce qu’il y a de chouilla, où l’on peut boire des alcools estimables et reluquer de belles petites mômes délurées qui ne vous traitent pas comme une pelure d’orange lorsque vous leur demandez poliment l’âge de leur grand’mère. Ça lui plaît bien, c’est même amusant d’écrire comme ça. Il se sent soudain capable d’en noircir des pages du même acabit. Et sa belle, elle va aimer ça ?
— Odette ! J’ai pondu mon Aventure vénitienne en une heure ! Tu viendras lire.
— Oui ! Mais n’oublie pas, il te manque une nouvelle pour OH !
— Je la fais dans la foulée.
Il ne met guère plus de temps à écrire Le Galurin de la môme Pipette, une histoire de prostituée en bisbille avec son mac, Jo-La-Vérité. Chaque paragraphe lui arrache un rictus de plaisir : Dis donc souris, dit-il au bout d’un instant, c’est-y que tu crois que je vas t’entretenir ? Pour la laine ? Hein ? Non, mais sans blague… T’as pas reluqué la dégoulinante ? Mords, il est onze plombes passées. Allez, ouste, au boulot, p’tite tête… De quoi ! s’exclama le Dur, Madame fait sa sucrée, Madame rouscaille. Tire-toi que je te dis, tire-toi et essaie de marner, si tu veux pas dérouiller.
L’histoire une fois bouclée, Frédéric relève la tête de sa feuille, absent subitement. Partagé entre la satisfaction et le doute. Il peut en tartiner des pages, de ce tonneau, ce sera une bonne façon de faire rentrer l’artiche, mais c’est de nouveau pas avec ça qu’il décrochera le Goncourt ! Bah ! J’ai vingt-sept ans, j’ai encore de l’espoir. Pour le jour où je serai un écrivain parisien ! Pour l’instant, suffit de trouver un énième pseudo : tiens, je vais associer le pote Roger Roux, mon frère de cœur. Après tout, c’est lui qui m’a offert Les femmes ne sont pas des anges, le dernier Cheyney. Frédéric reprend son stylo et signe en bas de la page : F.-R. Daroux.
On subodore la suite, le départ à Paris et la naissance du premier San-Antonio, dans un style fortement inspiré de ces deux nouvelles. Et, au-delà, la naissance d’une langue qui n’oubliera jamais l’argot, mais qui, aujourd’hui, riche de milliers de néologismes et d’inventions, signe le style de son auteur, unique dans l’histoire de la littérature.
Artiche
(« Argent » en argomuche)
Il ne suffit pas d’avoir des actions en Bourse, encore faut-il avoir des bourses en action.
C’est l’histoire d’un petit gars qui rêvait de gloire littéraire. Plus le succès tarde à venir, plus l’argent manque, et plus il gâche son talent dans des productions faciles. L’avenir est sombre, lui rappelant les pires heures d’une déroute paternelle qui a laissé sa famille sur le trottoir, littéralement ; la faillite, les meubles dans la rue et la vente à l’encan ! Époux et père, il est terrifié à l’idée de revivre cette humiliation. Mais il ne sait rien faire d’autre qu’écrire. Alors, inlassablement, avançant le plus souvent à nom couvert pour cacher son désespoir de soi, il noircit du papier comme un mineur se salit de poudre de charbon. Puis, un beau jour, un énième coup de pioche dans une énième galerie met au jour une curieuse matière, faite d’un matériau assez grossier, enchâssant quelque étrange poudroiement bien dissimulé. Il n’y prête pas plus attention que cela et, en travailleur impénitent, continue tous les matins à aller au charbon à heure fixe. Heureusement, saint Antoine veille sur son protégé. Dirigeant le Fleuve Noir, M. Armand de Caro (de la mine, bien sûr) convainc le jeune travailleur de fond de mieux explorer ce qui semble bien porter le nom de veine. Derrière le pseudo de San-Antonio, elle se révèle un véritable filon, inépuisable, faisant d’abord le bonheur des petites gens pressées, puis rapidement celui d’un public de plus en plus diversifié. Les orfèvres en la matière ne tardent pas à parler de pépites. Certaines aujourd’hui valent une fortune. Quant à notre mineur de fond, il devient vite un mineur de fonds, millionnaire, fier et honteux de l’être. Oui, l’un et l’autre ! Car, chez notre tourmenté, le sombre et la lumière se côtoient sans cesse. L’homme est excessif en tout, mais jamais longtemps. Il ne peut se départir de ce sentiment contradictoire, qui le résume si bien : J’ai à la fois une espèce de honte à profiter de ce que la vie m’a accordé et à la fois une jouissance.