Puis le théâtre l’absorbe. Les premiers cachets sont importants, touchés dans Paris, en famille, le 14 de chaque mois, à la Société des auteurs. Dépensés aussitôt, avec une joie enfantine. On ne sait jamais combien, c’est ça qui est drôle. De toute façon, c’est de plus en plus ! Pas le temps d’attendre le retour aux Mureaux. C’est la fête aux jouets, aux belles fringues, aux chocolats et croissants chauds, aux nourritures délicates. Élisabeth et Patrice ne se sépareront plus, l’une de son nounours blanc, l’autre de son nounours rouge, qui ont illuminé leurs premiers souvenirs d’enfants.
Avec San-Antonio, le fou d’écriture a trouvé de l’or : Je suis une sorte de faucheur dans un champ, j’avance et ça (le blé) tombe, ça tombe, ça tombe ! Le jonc ne lui suffit pas. C’est à des pierres précieuses qu’il veut donner son nom. Manque de chance, le raz de marée San-Antonio est en route, effaçant tout autre rêve de gloire, le faisant riche et dépensier à n’en plus pouvoir. Les gros sous se transforment en Gros Murs, le nom de la nouvelle maison des Mureaux, en boulimie d’achats, de bouffe, de travail, d’angoisse… à crever. Soudain, au bout du tunnel, un énorme coup de grisou ! Il s’en sort de justesse. Met fin à sa première vie, et de peu à ses jours.
L’alerte a été chaude. L’urgence est de rompre. Avec tout, épouse, amis, relations. Avec Paris en priorité. Le copain Marcel Prêtre propose à Frédéric et Françoise, la femme de sa deuxième vie, de venir se reposer chez lui, au calme, près du lac de Morat. Va pour la Suisse. Pas pour y planquer son fric — on est quinze ans avant le socialisme —, mais pour y planquer son âme et ses nouvelles amours. Il ne se remet pas au travail, il n’a jamais arrêté d’écrire ! Et ses lecteurs de le lire. Toujours plus nombreux. Alors, il devient encore plus riche. Le plus dramatique, c’est qu’il s’y habitue presque. En lui faisant gagner beaucoup d’argent, les San-Antonio lui apportent la liberté pour le reste… au lieu de me justifier en pondant des choses valables, voilà que je m’enfonçais dans la limonade saccharisée ! Il n’est pas encore taraudé par la tentation de redevenir pauvre. Elle viendra. En attendant, l’ancien sans-le-sou affiche des goûts de parvenu. Il roule en Ferrari ou en Rolls, se fait construire un chalet de nabab à Gstaad, passe ses vacances à Marbella, possède des Magritte et des Dalí, des yquem et des petrus, des collections d’un peu de tout, qu’il ne poursuit pas. Il dort dans les meilleurs hôtels du monde, a sa table chez les grands chefs étoilés et se drogue à l’artiche pour calmer son blues. Je n’ai jamais cessé de douter de ce que je faisais. La seule chose qui m’ait rassuré, ça a l’air ridicule, c’est le pognon. Pour un gosse de pauvre, d’archipauvre, qui dormait dans la cuisine, l’argent a été la seule preuve tangible de la réussite.
Son pote Garcin l’a bien cerné : « Lui qui plaçait au-dessus de tout le gratin de macaronis et la grumeleuse purée de pommes de terre jonglait maladroitement, de son seul bras valide, le droit, avec les grains de caviar chez Lasserre. Il n’en tirait aucune vanité, même pas le plaisir de la revanche prise sur le destin, mais plutôt une occasion supplémentaire de ricaner, ou de noyer son spleen. »
À plusieurs reprises, il manque de laisser tomber ses San-Antonio, ses livres de tous les succès et de toutes les frustrations. Mais il ne se résout pas à oublier ce qui fait le confort de sa vie. Parce que c’est là, la dégueulasserie de la chose, de vouloir bien vivre. Ultime paradoxe, au moment où l’écrivain Dard capitule devant San-A., Frédéric sent bien que l’euphorie de l’argent lui a passé. Passé ? Pas tout à fait. L’aisance est une chose dont on fait l’apprentissage tous les jours quand on ne l’a pas trouvé à son berceau. On ne s’y habitue jamais vraiment, et c’est ce qui en fait le charme. Désormais, de sa trop longue fréquentation avec l’argent, il garde pour toujours le plaisir de la gueule et des belles bagnoles, et de quoi aménager un dernier havre de paix au milieu de la campagne fribourgeoise. Et, qui sait, peut-être de ce qu’il met un jour dans la bouche d’un de ses « héros-lui-même », le goût d’une certaine forme de luxe ; non celui qui « installe », mais le luxe délicat d’où sortent des états d’âme. Celui qu’il pratique est une espèce de musique silencieuse, de caresse subtile. Un bain tiède et parfumé. Charles goûte la grâce, la joliesse, l’élégance.
Il a donc traversé une grande partie de son existence dans l’opulence matérielle. Mais que croyez-vous qu’il en fît, hormis s’offrir des jouets d’adulte et vivre la vie de Monsieur Tout-le-monde-de-luxe, comme il disait ? Il réalise vite que le seul usage de l’argent, c’est de le dépenser. Ayant compris que demander était vain, [il s’est] mis à donner. Et, depuis, ça baigne. Comme beaucoup d’anciens pauvres, il se trimballe avec des biffetons plein les poches et arrose alentour, famille, proches et, souvent, inconnus. Ça tombe bien, il a besoin de se rendre utile et se sent un tempérament de chef de tribu, que ne lui dispute pas son père, trop content d’abandonner son job à l’usine, le jour où son fils lui annonce qu’il gagne assez d’argent pour le faire vivre. Aussitôt dit… Il lui verse un premier mois au printemps 1955, puis le « salarie » pendant près de trente ans ! Pour l’encourager à écrire, Frédéric lui édite même ses premiers essais de romancier à compte d’auteur. À sa sœur adorée, il achète le magasin de farces et attrapes où travaille sa mère. Tous les mois, j’ai mes pensions. Tous ceux qui roulent un peu sur la jante, je leur file du blé, dit-il. Hossein profite largement des largesses de son pote, lui avouant un jour un peu cyniquement : tu sais, Frédo, tout l’argent que tu m’as prêté, je l’ai rendu à d’autres. On sait aussi qu’il aida Albert Cohen jusqu’à la fin de sa vie. Enfin, retiré à sa ferme fribourgeoise de L’Eau Vive, il n’aura de cesse de financer de nombreuses sociétés de la région, le club de football et le chœur symphonique de Fribourg, la construction d’une cafétéria à l’université de la ville et une fontaine publique dans le village de… Bonnefontaine, sur laquelle il fait inscrire : « La seule vraie richesse, c’est l’eau » !