Et pourtant, donner ne le rendra jamais heureux. Les pauvres ont des soucis, les riches s’en font, disait son ami Louis Scutenaire. C’était SE donner qu’il aurait fallu : la plus grande joie qui nous soit accordée ici-bas !
Frédéric Dard, devenu San-Antonio, convaincu qu’être riche c’est posséder trop, ne manqua de rien et continua à traîner sa honte de le dire ou de le montrer à des gens qui, eux… n’ont rien. Se répétant qu’il était à jamais des leurs, comme dans cette confidence à Jérôme Garcin : Dans ma tête, je reste le fils d’un serf. Je ne serai jamais du monde des puissants, des distingués, des bien-nés. Je les côtoie, je les utilise dans mes bouquins, mais je ne m’y mêle pas.
Et nous prévenant, car l’humour n’est jamais loin : il ne faut jamais se foutre de la gueule des riches, car on ne sait jamais ce qu’on peut devenir.
Autobiographie
Je ne pourrais raconter que ma vie, pas celle d’un autre.
La préface de Frédéric Dard au livre Le Héros de l’amour, de son ami Gérard Barray, comporte cet aveu : Je sais, pour avoir succombé à la tentation, que l’homme mûrissant éprouve l’irrésistible besoin de raconter sa vie un jour ou l’autre. Nous le croyons bien volontiers, lui qui nous révéla tardivement, avec des accents flaubertiens, ce que nous savions tous : San-Antonio, c’est moi. Béru, c’est moi, Pinaud, c’est moi, aurait-il pu ajouter ! En y associant d’autres personnages de son inépuisable collection.
La littérature d’aujourd’hui ne manque pas d’écrivains romançant leur propre existence, au point de donner à ce genre si répandu le nom d’autofiction. Il s’agit pourtant d’un exercice littéraire éprouvé. Jules Renard, Marguerite Duras ou Hervé Bazin n’ont-ils pas mis tout leur talent à raconter des épisodes de leur vie dans Poil de carotte, L’Amant ou Vipère au poing ? Quant à Proust, Céline, Bodard ou Boudard, une grande partie de leur œuvre déroule leur destinée au jour le jour. On pourrait citer tant d’autres auteurs ! Malgré tout, aucun autre écrivain, autant que Frédéric Dard, ne s’est à ce point baguenaudé dans sa mémoire, n’a autant déambulé à l’intérieur de son destin, mettant en scène sa propre histoire, tout au long de soixante-trois ans d’écriture et à travers plus de 290 romans. À l’égal d’un Picasso, il a cannibalisé son existence pour en faire le matériau de son œuvre. Cela sans jamais nous livrer une véritable autobiographie, puisque Je le jure, qui passe pour en être une, n’est pas de sa main, seulement la retranscription d’une longue interview. Un comble pour un écrivain à qui l’on aurait fait injure en le soupçonnant, devant l’ampleur de sa production, d’avoir eu un « nègre » !
Paraîtrait qu’il y a du grabuge ce soir à l’hôpital Jean-Claude Simoën de Sarcelles ? demande San-Antonio à son pote Sigismond, de France-Soir, en pleine action, dans le 96e épisode de la série (Vol au-dessus d’un lit de cocu).
Ne cherchez dans aucun annuaire cet établissement hospitalier, il n’existe que dans l’imagination de San-Antonio, jamais en peine de citer un de ses amis, même de la manière la plus inattendue. Car Frédéric Dard sait ce qu’il doit à Jean-Claude Simoën, lecteur insatiable, auteur et éditeur. De son côté, voilà longtemps que ce dernier, homme de passion et de conviction, cherche à cerner le vrai Frédéric tapi derrière l’écrivain et ses personnages de fiction. Grâce à son amitié avec de Caro et Sven Nielsen, il le convainc de se livrer dans une autobiographie, prétexte à un unique ouvrage, aux éditions Stock, de ce romancier inféodé au Fleuve Noir. Ainsi, au printemps 1975, sort Je le jure, confidences sans fard de Frédéric Dard à une jeune journaliste, Sophie Lannes. Éblouissant exercice où Frédéric se met nu, à s’en arracher la peau de l’âme, nous délivrant un portrait sans concession où parfois ses plus proches peineront à le reconnaître. Mais il ne recommencera pas et, en lui cédant définitivement la parole, il laissera son commissaire San-Antonio, seul, surjouer sa vie.
Deviner l’homme si présent derrière son œuvre est une excitation et une incitation permanentes à la lecture. Le jeu n’est pas absent de cet intérêt supplémentaire qu’il nous offre. Un jeu, et un JE, dont il fixe les règles et les limites car il serait trop simple de croire sur parole l’écrivain qui pense conjurer l’avenir en replongeant dans son passé, et rebrousser chemin en retournant chez maman. San-Antonio vit chez sa brave femme de mère, mais nous ne saurons jamais qui elle fut réellement, dans la vraie vie de Frédéric ! Il regarde son passé, à travers un miroir déformant. Ce ne peut être qu’une sorte de rêve éveillé où il fait appel à l’imagination pour créer une réalité, distordue ou augmentée. Lire les mots adressés à Gérard Barray, c’est entendre Frédéric parler de lui-même, ce ballotté de l’existence racontant sans cesse ce passé du jour où le vrai et le faux s’entremêlent, ressemblant au bilan de sa vie. Comptine d’enfant ou danse du scalp, les deux à la fois probablement. Malgré tout, ce sont des mémoires « d’une autre fois », d’une fidélité totale puisqu’ils disent avec force, truculence et émotion la vérité de l’homme. L’homme avec sa solitude, ses dérisions et ses chagrins.
Plus Frédéric pense à l’avenir, plus il a mal à son passé. Néanmoins, il revisite à longueur de pages ses souvenirs, ces rots de l’âme à éventer d’un geste… ce chiendent de l’âme, que l’on a beau sarcler, mais qui repousse irrésistiblement. Il les convoque dès qu’il est enfermé dans sa bulle d’écrivain. Ils surgissent à tout moment de la journée, collés à la mémoire comme un chewing-gum craché au talon ou… des merdes de chiens. Parfois, ses interlocuteurs qui le connaissent peu sont étonnés de ses brusques « absences » au milieu d’une conversation ou d’un repas. En le lisant attentivement, ils apprendraient à mieux le décoder :
— Chéri, où t’en vas-tu, quand tu me quittes ?
[…] Le savait-il au juste ?
Il allait tout d’abord dans son passé, cela oui.
Ils verraient combien leur hôte est un grand consommateur de madeleines proustiennes : Pourquoi le grondement de la chute d’eau, devant la porte, me fait-il songer à un moulin de mon enfance ? Son célèbre San-Antonio, c’est moi est l’expression de ce constat. Les tribulations de son héros s’interrompent-elles à tout bout de champ ? Que voulez-vous : Il suffit d’un parfum parfois. D’un bruit, d’un rien, et t’as la moulinette farceuse qui se met à totonner, bien rond, bien droite, en décrivant des arabesques imperceptibles. Il essaie bien de se persuader, et nous dans son sillage, que les souvenances, c’est bon pour celui qui les possède, pas pour ceux qui les écoutent et que l’homme qui se souvient est un chiant personnage. Faits de guerre, polissonneries, accidents d’auto, enfance pittoresque… qu’est-ce que ça peut foutre aux autres ce qui vous est arrivé à vous ? Rien n’y fait ; son passé et plus encore son enfance ne cessent de le harceler. Elle a pitié. Elle semble lui dire : Tu vois ce que tu es devenu sans moi ? Alors, il capitule, car ils sont essentiels, riches et fertilisants, ces premiers souvenirs de l’homme. Ils expliquent tout, qu’ils nous dégringolent sur le coin du cœur ou qu’ils aient un goût de rance.