Qu’il promène sa vie dans les San-Antonio est un fait acquis. Qu’en est-il de ses romans signés Frédéric Dard ? Tentons une « autobibliographie » partiale et partielle :
Tout commence… par le commencement.
— À savoir son premier roman, écrit à dix-sept ans alors qu’il est en passe d’abandonner ses études de comptable. La Peuchère (voir l’entrée Premiers pas de la main droite !) est une transposition d’une période de son enfance particulièrement heureuse, celle de la vie dans la commune d’Aillat avec sa grand-mère. C’est là qu’il fait connaissance d’un grand gaillard, Henri, de quatre ans son aîné, et que les deux garçons, se fascinant mutuellement, deviennent les meilleurs amis. L’un manie l’art de raconter des histoires, l’autre l’art de manier l’Opinel ! Je vous laisse deviner qui est qui ! La maman d’Henri devient La Peuchère et donne son titre au court roman.
— En 1941, à vingt ans, il publie Équipe de l’ombre, une relation assez fidèle de son emploi à l’usine aéronautique de la Somua, en mai 1940.
— En 1947, Le Cirque Grancher est une partie de l’histoire de Marcel Grancher (voir ce nom), un personnage haut en couleur qui l’a engagé à son journal dès 1938. La faune gravitant autour de lui y est décrite, souvent avec tendresse, parfois avec passion, tant le jeune Frédéric Dard, très présent dans ces pages, puise dans leur fréquentation le ferment de sa vie d’homme et d’écrivain.
— En 1961, L’Accident met en scène une jeune institutrice en laquelle l’épouse de Frédéric, Odette, n’a guère de mal à se reconnaître.
— 1962, Le Cahier d’absence. Qui est donc Yves, ce médecin de Poissy, submergé par l’amour impossible d’Aline, une jeune fille mineure ? Celle qu’il installe dans la maison qu’il lui a louée et à qui il propose de fuir en Suisse ! Lequel des deux se suicide à la fin, lui ou Aline, l’oiseau qu’il a mis en cage ? Ce n’est que trop transparent !
— De 1966 à 1968, trois romans nous racontent une période charnière et douloureuse de son parcours amoureux : sa séparation d’avec Odette, suivie de sa tentative de suicide et de la naissance de sa relation avec Françoise, sa deuxième épouse.
• C’est mourir un peu est une histoire dont le héros s’appelle JE ! C’est un drôle de nom, mais il n’en méritait pas d’autre. Se réveillant d’un suicide manqué, JE décide qu’il commandera une Ferrari et qu’il mettra le reste de sa vie à mourir ! Vingt ans plus tard, Frédéric achètera le même jour son caveau et une Testarossa !
• Dans Refaire sa vie, une certaine Sirella représente pour son amant Philippe l’espoir de tout recommencer, de renaître à l’amour.
• Dernière intrigue de cette trilogie, celle d’un amour fou et impossible entre un scénariste à la mode et une belle jeune femme. Il a un moment pour décor le sud de la Côte-d’Ivoire : À San Pedro ou ailleurs ! Un livre dont Françoise a dit : « Pour moi, c’est un peu notre histoire, et ce livre me touche énormément. »
— En 1974, Les Séquestrées s’ouvrent sur la dédicace suivante : À mes Élisabeth, l’histoire de celles-ci. F.D. (Élisabeth est le prénom de sa fille aînée et de sa petite-fille.)
— En 1975, en même temps que Je le jure, biographie de Frédéric, sort La Vie privée de Walter Klozett, un San-Antonio unique, fuligineux et élégiaque. Une histoire opaque, suintante de noirs sentiments. Une longue plainte douloureuse, exprimant des pensées mélancoliques qu’il est tentant d’attribuer à l’auteur. Une incursion sans concession dans ses pensées les plus intimes ?
— En 1976, parution du huitième « hors-série San-Antonio », Si « Queue-d’âne » m’était conté. C’est un roman étrange, le « Je le jure » de Bérurier, dicté au magnétophone, comme le Je le jure de Frédéric Dard, enregistré un an auparavant. Frédéric a-t-il voulu compléter ses confidences précédentes faites à Sophie Lannes, insistant cette fois sur toutes ses frasques sexuelles de jeunesse, les relatant à travers le filtre grossissant et argotique de son cher Béru ? Il faut lire Queue-d’âne avec cette idée en tête et se persuader que Frédéric Dard, parlant de lui-même, n’avait de considération [que pour] ses yeux (très clairs) et son sexe (très fort) ; il les estimait complémentaires, les premiers faisant aux femmes des promesses que tenait le second.
— Un des chapitres de son autobiographie déguisée, pas le moindre, date de 1983. Il a pour support un événement tragique, le rapt de sa fille Joséphine. Frédéric arrête momentanément l’écriture de Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches ? (voir l’entrée Prémonition), puis, en 1985, reprend le manuscrit laissé en plan, achevant ce récit de sa propre histoire d’enfant et celui, romancé, de sa vie d’écrivain à succès.
— Enfin, en 1990, Le Mari de Léon met en scène un « couple » effrayant et émouvant, où Robert Hossein perce sous les traits de Boris Lassef et Frédéric sous ceux de Léon, son homme à tout faire, le ver de terre amoureux d’une étoile. Derrière les codes du roman noir et la puissance d’invention de l’auteur, on pense au film d’Étienne Chatiliez Le Bonheur est dans le pré, sorti cinq ans plus tard : une formidable histoire de complicité entre deux hommes, deux hommes à femmes, ayant compris qu’entre l’amour et l’amitié il n’y a parfois qu’un lit de différence. Didier van Cauwelaert dira de ce livre : « Le propre d’un grand livre noir, c’est qu’on en sort moins sale. » Et Jérôme Garcin aura cette formule que l’on peut appliquer à tant de romans de Frédéric : « Ah, les vertus cathartiques de la littérature !… Il y a entre ces deux magnifiques timbrés qui confondent la vie et le théâtre une sorte de pureté solaire qui résiste à la déchéance et à la trahison. »
— J’oubliais ! Les connaisseurs vous diront que Frédéric se dissimule, bien mal, derrière le président Tumelat et parfois sous les traits de Victor Réglisson ou d’Éric Plante, trois personnages de Y a-t-il un Français dans la salle ? et Les clefs du pouvoir sont dans la boîte à gants, et que le couple Lambert-Milady, dans La Vieille qui marchait dans la mer, est une transposition romanesque du couple qu’il formait avec sa Bonne-Maman ! Ils ont mille fois raison !