Выбрать главу

Un rêve ? Plutôt la sensation que les journées s’écoulaient à notre insu, sans la moindre aspérité qui nous aurait permis d’avoir une prise sur elles. Nous avancions, portés par un tapis roulant et les rues défilaient et nous ne savions plus si le tapis roulant nous entraînait ou bien si nous étions immobiles tandis que le paysage, autour de nous, glissait par cet artifice de cinéma que l’on appelle : transparence.

Quelquefois, le voile se déchirait, jamais le jour, mais la nuit, à cause de l’air plus vif et des lumières scintillantes. Nous marchions le long de la Promenade des Anglais, nous retrouvions le contact de la terre ferme. L’hébétude qui nous avait saisis depuis notre arrivée dans cette ville se dissipait. Nous nous sentions encore maîtres de notre sort. Nous pouvions faire des projets. Nous tenterions de franchir la frontière italienne. Les Neal nous y aideraient. Ce serait à bord de leur voiture immatriculée CD que nous passerions de France en Italie, sans subir de contrôles et sans attirer l’attention. Et nous descendrions vers le sud jusqu’à Rome, notre but, la seule ville où j’imaginais que nous puissions nous fixer pour le reste de notre vie, Rome qui convenait si bien à des natures aussi indolentes que les nôtres.

Le jour, tout se dérobait. Nice, son ciel bleu, ses immeubles clairs aux allures de gigantesques pâtisseries ou de paquebots, ses rues désertes et ensoleillées du dimanche, nos ombres sur le trottoir, les palmiers et la Promenade des Anglais, tout ce décor glissait, en transparence. Les après-midi interminables où la pluie tambourinait contre le toit de zinc, nous restions dans l’odeur d’humidité et de moisissure de la chambre avec l’impression d’être abandonnés. Plus tard, je me suis fait à cette idée et je me sens à l’aise aujourd’hui dans cette ville de fantômes où le temps s’est arrêté. J’accepte, comme ceux qui défilent en procession lente le long de la Promenade, qu’un ressort se soit cassé en moi. Je suis délivré des lois de la pesanteur. Oui, je flotte avec les autres habitants de Nice. Mais à l’époque de la pension Sainte-Anne, cet état était nouveau pour nous et contre la torpeur qui nous gagnait, nous nous révoltions encore, par soubresauts. La seule chose dure et consistante de notre vie, le seul point de repère inaltérable, c’était ce diamant. Nous a-t-il porté malheur ?

Nous avons revu les Neal. Je me souviens d’un rendez-vous avec eux au bar de l’hôtel Negresco, vers trois heures de l’après-midi. Nous les attendions, assis en face de la baie vitrée. Elle découpait un morceau de ciel dont le bleu était encore plus limpide et plus inaccessible dans cette demi-pénombre qui nous recouvrait.

— Et si Villecourt arrive ?

Je l’avais toujours appelé par son nom de famille.

— Nous ferons semblant de ne pas le connaître, a dit Sylvia. Ou alors, nous le laisserons avec les Neal et nous disparaîtrons définitivement.

Ce mot : disparaître, dans la bouche de Sylvia, me glace le cœur aujourd’hui. Mais j’avais ri, cet après-midi-là, à la pensée des Neal et de Villecourt, assis à la même table, sans savoir très bien quoi se dire et s’inquiétant peu à peu de notre absence prolongée.

Eh bien non, Villecourt n’était pas arrivé.

Et nous avions fait avec les Neal quelques pas le long de la Promenade des Anglais. C’était ce jour-là que le photographe, en faction devant le Palais de la Méditerranée, avait levé son appareil vers nous et m’avait glissé dans la main la carte du magasin où je pouvais venir chercher les photos d’ici trois jours.

La voiture du corps diplomatique était garée devant le manège du jardin Albert-Ier. Neal nous a dit qu’il allait « faire un saut » à Monaco avec sa femme, pour « régler des affaires ». Il portait un chandail à col roulé et sa vieille veste de daim du premier soir ; Barbara Neal, elle, un blue-jean et une veste de zibeline.

Neal m’a entraîné à l’écart. Nous étions devant le manège qui tournait lentement. Il n’y avait qu’un seul enfant assis dans l’un des traîneaux rouges que tiraient des chevaux de bois blancs pour l’éternité.

— Ça me rappelle un souvenir d’enfance, m’a dit Neal. Je devais avoir dix ans… oui… en 1950… 1951… Je me promenais avec mon père et un ami de mon père… Et j’ai voulu monter sur ce manège. L’ami de mon père est monté avec moi… Vous savez qui était cet ami de mon père ? Errol Flynn… Ça vous dit quelque chose, Flynn ?

Il m’a entouré l’épaule, d’un geste protecteur.

— Je voulais vous parler du diamant… C’est bientôt l’anniversaire de Barbara… Je vais vous verser un acompte le plus vite possible… Un chèque sur ma banque à Monaco… Une banque anglaise… Ça vous va ?

— Comme vous voulez.

— Je ferai monter ce diamant en bague… Barbara sera ravie.

Nous avons rejoint Sylvia et Barbara. Les Neal nous ont embrassés avant de monter en voiture. Ils formaient un très beau couple – m’a-t-il semblé, ce jour-là. Et puis l’air est quelquefois si doux sur la côte d’Azur en hiver, le ciel et la mer si bleus, si légère la vie par un après-midi de soleil le long de la route en corniche de Villefranche, que tout vous semble possible : les chèques des banques anglaises de Monaco qu’on vous fourre dans les poches et Errol Flynn tournant sur le manège du jardin Albert-Ier.

— Ce soir, nous vous emmenons dîner à Coco-Beach !

La voix de Neal était claironnante au téléphone. Il n’avait plus aucun accent américain, même quand il a prononcé Coco-Beach.

— Nous viendrons vous chercher à votre hôtel à partir de huit heures.

— Et si nous nous donnions rendez-vous quelque part à l’extérieur ? ai-je proposé.

— Non, non… C’est beaucoup plus simple de passer à votre hôtel… Nous risquons d’être un peu en retard… À partir de huit heures à votre hôtel… Nous klaxonnerons…

Il était inutile de le contredire. Tant pis. Je lui ai répondu que j’étais d’accord. J’ai raccroché et je suis sorti de la cabine téléphonique du boulevard Gambetta.

Nous avons laissé la fenêtre de notre chambre ouverte pour entendre le klaxon. Nous étions tous les deux allongés car le seul meuble où l’on pouvait se tenir dans cette chambre, c’était le lit.

Il avait commencé à pleuvoir quelques instants avant la tombée du jour, une pluie fine qui ne tambourinait pas contre le toit de zinc, une sorte de crachin qui nous donnait l’illusion d’être dans une chambre du Touquet ou de Cabourg.

— C’est où, Coco-Beach ? a demandé Sylvia.

Du côté d’Antibes ? Du cap Ferrât ? Ou même plus loin ? Coco-Beach… Cela avait des résonances et des parfums de Polynésie qui s’associaient plutôt dans mon esprit aux plages de Saint-Tropez : Tahiti, Morea…

— Tu crois que c’est loin de Nice ?

J’avais peur d’un long trajet en automobile. Je m’étais toujours méfié de ces virées tardives dans les restaurants et les boîtes de nuit au terme desquelles vous devez attendre le bon vouloir d’un des convives pour qu’il vous ramène en voiture chez vous. Il est ivre et l’on se trouve à sa merci pendant tout le trajet.

— Et si on leur posait un lapin ? ai-je dit à Sylvia.

Nous éteindrions la lumière de la chambre. Ils pousseraient la grille de la pension Sainte-Anne et traverseraient le jardin. La propriétaire ouvrirait la porte-fenêtre du salon. Leurs voix sur la véranda. Quelqu’un frapperait à notre porte des coups répétés. On nous appellerait. « Vous êtes là ? » Silence. Et puis ce serait le soulagement d’entendre les pas décroître et la grille du jardin se refermer. Enfin seuls. Rien n’égale cette volupté.