Trois coups de klaxon aussi sourds qu’une corne de brume. Je me suis penché à la fenêtre et j’ai vu la silhouette de Neal qui attendait derrière la grille.
Dans l’escalier, j’ai dit à Sylvia :
— Si Coco-Beach est trop loin, on leur demande de rester dans le quartier. On leur dit qu’on doit revenir tôt parce qu’on attend un coup de téléphone.
— Ou alors, on leur fausse compagnie, a dit Sylvia.
Il ne pleuvait plus. Neal nous a fait un grand signe du bras.
— J’avais peur que vous n’entendiez pas le klaxon.
Il portait un chandail à col roulé et sa vieille veste de daim.
La voiture était garée au coin de l’avenue Shakespeare. Une voiture noire, spacieuse, dont je n’aurais su dire la marque. Allemande peut-être. Pas de plaque du corps diplomatique mais un numéro d’immatriculation de Paris.
— J’ai dû changer de voiture, a dit Neal. L’autre ne marche plus.
Il nous ouvrit l’une des portières. Barbara Neal attendait à l’avant dans sa veste de zibeline. Neal s’assit au volant.
— Et en avant pour Coco-Beach ! a-t-il dit en effectuant un brutal demi-tour.
Il descendait la rue Caffarelli beaucoup trop vite à mon gré.
— C’est loin, Coco-Beach ? ai-je demandé.
— Pas du tout, a dit Neal. Juste après le port. C’est le restaurant préféré de Barbara.
Elle s’était retournée vers nous. Elle nous souriait. Elle sentait son odeur de pin.
— Je suis sûre que cet endroit vous plaira, a-t-elle dit.
Nous avons contourné le port. Et puis nous sommes passés devant le parc Vigier et le Club Nautique. Neal a engagé la voiture dans une avenue sinueuse qui longeait la mer. Il s’est arrêté à la hauteur d’un ponton qu’éclairait une enseigne lumineuse.
— Coco-Beach ! Tout le monde descend !
Il y avait une gaieté forcée dans sa voix. Pourquoi, ce soir, voulait-il jouer un rôle de boute-en-train ?
Nous avons traversé le ponton. Neal tenait familièrement sa femme et Sylvia par les épaules. Un vent assez fort soufflait et il a dit :
— Attention de ne pas basculer par-dessus bord !
Nous avons descendu un escalier étroit dont la rampe était une grosse corde blanche tressée et par une coursive nous avons débouché dans la salle de restaurant. Un maître d’hôtel en costume blanc et casquette de marin de plaisance s’est présenté :
— À quel nom avez-vous réservé, monsieur ?
— Capitaine Neal !
Une grande baie vitrée entourait la salle qui dominait la mer d’une dizaine de mètres. Le marin de plaisance nous a conduits jusqu’à l’une des tables proches de la baie vitrée. Neal a voulu que nous nous asseyions, Sylvia et moi, du côté de la table d’où nous pouvions avoir une vue panoramique de Nice. Quelques rares clients parlaient à voix basse.
— Le restaurant marche surtout en été, a dit Neal. Ils enlèvent le toit et cela fait une terrasse en plein air. Figurez-vous que c’est l’ancien jardinier de mon père qui a créé ce restaurant il y a une vingtaine d’années…
— Et il est toujours le patron ? lui ai-je demandé.
— Non. Malheureusement. Il est mort.
Cette réponse m’a déçu. Mon moral n’était pas bon ce soir-là, et j’aurais aimé rencontrer l’ancien jardinier du père de Neal. Ainsi aurais-je eu l’assurance que Neal appartenait bien à une très riche et très honorable famille américaine.
Les garçons du restaurant étaient vêtus, à l’exemple du maître d’hôtel, d’un blazer blanc à boutons dorés et d’un pantalon blanc mais ils étaient tête nue. Au-dessus de la porte d’entrée, une bouée blanche portait cette inscription en caractères bleus : Coco-Beach.
— Belle vue, non ? a dit Neal en se retournant d’un mouvement vif du torse.
Toute la baie des Anges s’ouvrait devant Sylvia et moi avec ses trous d’ombre et ses lumières plus vives, par endroits. Des projecteurs éclairaient les rochers et la pièce montée du monument aux morts au pied de la colline du Château. Là-bas, le jardin Albert-Ier était illuminé ainsi que la façade blanche et le dôme rose du Negresco.
— On se croirait sur un bateau, a dit Barbara.
Oui. Les hommes d’équipage, vêtus de blanc, marchaient silencieusement entre les tables et je m’aperçus qu’ils étaient chaussés d’espadrilles.
— Vous n’avez pas le mal de mer, au moins ? a demandé Neal.
Cette question m’a causé une légère angoisse. Ou bien étaient-ce les gouttes de pluie sur les baies vitrées et le vent qui faisait claquer le drapeau blanc à l’enseigne de Coco-Beach, fixé sur un ponton, à l’avant du restaurant, comme à la proue d’un yacht ?
L’un des garçons en tenue blanche nous présenta à chacun un menu.
— Je vous conseille la bourride, a dit Neal. Ou bien, si vous aimez ça, ils préparent l’aïoli comme je n’en ai mangé nulle part ailleurs.
Les Américains sont quelquefois gastronomes, et avec tout leur sérieux et leur bonne volonté ils deviennent des connaisseurs avertis de la cuisine et des vins français. Mais le ton de Neal, la mimique de son visage, le geste brutal du pouce, et cette façon qu’il avait eue de vanter la bourride et l’aïoli, m’évoquaient des lieux précis. Brusquement, j’avais senti flotter, chez Neal, des relents de la Canebière et de Pigalle.
Pendant tout le repas, nous échangions des regards, Sylvia et moi. Je crois que nous pensions à la même chose : il aurait été si facile de les planter là… Pourtant, la perspective de rejoindre le port m’a retenu. À partir du port, nous pouvions nous perdre dans les rues de Nice, mais jusque-là, il fallait marcher le long d’une avenue déserte et ils nous rattraperaient facilement avec leur voiture. Ils s’arrêteraient et nous demanderaient des explications. Leur répondre, s’excuser, ou bien les envoyer au diable… Tout cela ne servait à rien puisqu’ils connaissaient notre adresse. Dans mon esprit, ils étaient aussi collants que Villecourt. Non, il valait mieux mener les choses en douceur…
Mon malaise s’est aggravé au dessert, lorsque Neal s’est penché vers Sylvia, a effleuré le diamant de son index, et lui a dit :
— Alors, vous portez toujours votre caillou ?
— Vous avez appris à parler l’argot dans les collèges de Monaco ? lui ai-je demandé.
Ses yeux se sont plissés. Il y avait de la dureté dans son regard.
— Je demandais seulement à votre femme si elle portait toujours son caillou…
Lui, si aimable, était soudain agressif. Peut-être avait-il trop bu, pendant le dîner. Barbara paraissait gênée et a allumé une cigarette.
— Ma femme porte un caillou, lui ai-je dit, mais ce caillou est au-dessus de vos moyens.
— Vous croyez ?
— J’en suis sûr.
— Et qui vous fait croire cela ?
— Une intuition.
Il est parti d’un grand éclat de rire. Son regard s’était adouci. Il me considérait maintenant avec une expression amusée.
— Vous êtes fâché contre moi ? Mais je voulais juste faire une blague… une mauvaise blague… Je suis désolé…
— Moi aussi, je blaguais, lui ai-je dit.
Il y a eu un instant de silence.
— Alors, si vous blaguiez, a dit Barbara, tout est pour le mieux.
Il a tenu à ce que nous buvions je ne sais plus quel alcool de prune ou de poire. Je portais le verre à mes lèvres et je faisais semblant d’avaler une gorgée. Sylvia, elle, a bu d’un seul trait. Elle ne disait plus rien. Elle frottait nerveusement entre ses doigts son « caillou »…
— Vous aussi, vous êtes fâchée contre moi ? lui a demandé Neal d’une voix humble. À cause de cette histoire de caillou ?…
Il retrouvait son léger accent américain et ce n’était plus le même homme. Il y avait quelque chose de charmant et de timide chez lui.