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J’ai consulté sa carte de visite :

Frédéric Villecourt, commissionnaire.

Jadis, les caractères de son nom auraient été noirs et gravés. Mais aujourd’hui, ils étaient orange, comme ceux d’un simple prospectus, et le terme bien modeste de « commissionnaire », si l’on se souvenait du Frédéric Villecourt des bords de Marne, indiquait qu’il suffit souvent de quelques années pour venir à bout de bien des prétentions. Il avait écrit lui-même à l’encre bleue son adresse : 5, avenue Bosquet, Antibes. Téléphone : 50.22.83.

Je longeais le boulevard Victor-Hugo, car j’avais décidé de rentrer chez moi à pied. Non, je n’aurais jamais dû lier conversation avec lui.

La première fois, lorsque je l’avais vu passer sur la Promenade des Anglais de sa démarche lourde, ce ridicule petit sac de cuir en bandoulière, je n’éprouvai aucune envie de lui parler. Il y avait un doux soleil d’automne, ce dimanche-là, et j’étais assis à la terrasse du Queenie. Et là-bas, il s’est arrêté, il a allumé une cigarette. Puis il est demeuré encore un instant immobile, derrière le flot des voitures. Il allait traverser au feu rouge et se retrouver sur le trottoir, juste à ma hauteur. Et alors, il risquait de me repérer. Ou bien, il ne bougerait plus, le soir tomberait et sa silhouette en ombre chinoise se découperait sur la mer, pour toujours, devant moi.

Il a poursuivi sa marche vers le casino Ruhl et le jardin Albert-Ier, le sac de cuir en bandoulière. Autour de moi, des femmes et des hommes, aux raideurs de momie, prenaient le thé, silencieux, leurs regards fixés vers la Promenade des Anglais. Eux aussi, peut-être, épiaient parmi cette foule en procession des silhouettes de leur passé.

Je rentre toujours chez moi en traversant ce qui fut la salle à manger de l’ancien hôtel Majestic, juste au tournant du boulevard de Cimiez. Ce n’est plus qu’un hall, maintenant, qui sert de salle de réunion ou d’exposition. Tout au fond, dans la demi-pénombre, une chorale chantait des cantiques en anglais. La pancarte, au pied de l’escalier, portait cette inscription : « Today : The Holy Nest. » Leurs voix aiguës me parvenaient encore, au deuxième étage, quand j’ai refermé la porte de ma chambre. On aurait dit des chants de Noël. D’ailleurs Noël approchait. Il faisait froid dans cette chambre meublée, une ancienne chambre d’hôtel avec salle de bains, dont subsistait encore le numéro, sur une plaque de cuivre, à l’intérieur de l’armoire : 252.

J’ai allumé le petit radiateur électrique mais la chaleur qu’il diffusait était si faible que j’ai fini par débrancher la prise. Je me suis allongé sur le lit, sans enlever mes chaussures.

Il existe, dans cet immeuble Majestic, des appartements de trois ou quatre pièces, les anciennes suites de l’hôtel, ou de simples chambres que l’on a fait communiquer entre elles au cours des travaux de réfection. Je préfère habiter dans une seule pièce. C’est moins triste. On a encore l’illusion de vivre à l’hôtel. Le lit est toujours celui de la chambre 252. La table de nuit aussi. Et je me demande si le bureau de bois sombre, faussement Louis XVI, appartenait au mobilier du Majestic. La moquette, elle, n’existait pas dans la chambre 252 : une moquette gris-beige, usée par endroits. La baignoire et le lavabo ont changé eux aussi.

Je n’avais pas envie de dîner. J’ai éteint la lampe. Je fermais les yeux et me laissais bercer par les voix lointaines de la chorale anglaise. J’étais encore allongé sur le lit, dans l’obscurité, quand le téléphone a sonné.

— Allô… C’est Villecourt…

Sa voix était très basse, presque un chuchotement.

— Je vous dérange ? J’ai trouvé votre numéro dans l’annuaire…

Je restai silencieux. Il me demanda encore :

— Je vous dérange ?…

— Pas du tout.

— Je voudrais simplement que les choses soient claires entre nous. Quand nous nous sommes quittés, j’ai eu l’impression que vous m’en vouliez…

— Je ne vous en veux pas…

— Pourtant, ce geste que vous m’avez fait…

— C’était une blague.

— Une blague ? Vous avez un sens de l’humour vraiment particulier.

— C’est comme ça, lui dis-je. On doit m’accepter tel que je suis.

— J’ai trouvé ce geste tellement agressif… Vous avez quelque chose à me reprocher ?…

— Non.

— Je ne vous ai jamais rien demandé, moi… C’est vous, Henri, qui êtes venu me chercher. Vous attendiez devant le stand, boulevard Gambetta.

— Je ne m’appelle pas Henri…

— Excusez-moi… Je confondais avec un autre… Ce brun qui donnait toujours des tuyaux de courses… Je ne sais pas ce que Sylvia pouvait bien lui trouver…

— Je n’ai pas envie de parler de Sylvia avec vous.

C’était vraiment pénible de poursuivre notre conversation téléphonique dans l’obscurité. Du hall, les voix de la chorale anglaise me parvenaient toujours et elles me rassuraient : je n’étais pas tout à fait seul, ce soir.

— Pourquoi vous ne voulez pas parler de Sylvia avec moi ?

— Parce que nous ne parlons pas de la même personne.

Je raccrochai. Au bout d’un instant très bref, le téléphone sonna, de nouveau.

— Ce n’est pas gentil d’avoir raccroché… Mais je ne vous lâcherai pas…

Il voulait mettre quelque chose d’ironique dans sa voix.

— Je suis fatigué, lui dis-je.

— Moi aussi. Mais ce n’est pas une raison pour ne plus parler ensemble. Nous sommes les seuls, désormais, à savoir certaines choses…

— Je croyais que vous aviez tout oublié…

Il y eut un silence.

— Pas vraiment… Ça vous gêne, hein ?

— Non.

— Mettez-vous bien dans la tête que c’était moi qui connaissais le mieux Sylvia… C’était moi qu’elle aimait le plus… Vous voyez, je ne me dérobe pas devant mes responsabilités.

Je raccrochai. Quelques minutes s’écoulèrent avant que la sonnerie ne retentît de nouveau.

— Il existait entre Sylvia et moi des liens très forts… Le reste n’avait aucune importance pour elle…

Il parlait comme s’il avait trouvé naturel que j’eusse raccroché pour la deuxième fois.

— J’aimerais m’entretenir de tout cela avec vous, que vous le vouliez ou non… Je vous rappellerai jusqu’à ce que vous acceptiez…

— Je couperai le téléphone.

— Alors je vous attendrai devant votre immeuble. Vous ne pourrez pas vous débarrasser de moi si facilement… Après tout, c’est vous qui êtes venu me chercher…

Je raccrochai encore une fois. De nouveau la sonnerie du téléphone.

— Je n’ai pas oublié certaines choses… Je peux encore vous attirer beaucoup d’ennuis… Je veux que nous ayons une conversation sérieuse au sujet de Sylvia…

— Vous oubliez que moi aussi je peux vous attirer beaucoup d’ennuis, lui dis-je.

Cette fois-ci, après avoir raccroché, je composai mon propre numéro de téléphone et j’enfouis le récepteur sous l’oreiller pour ne pas entendre la tonalité.

Je me levai et, sans allumer la lampe, je vins m’appuyer à la fenêtre. En bas, le boulevard de Cimiez était désert. De temps en temps, une voiture passait et chaque fois je me demandais si elle allait s’arrêter. Un claquement de portière. Il sortirait et lèverait la tête vers la façade du Majestic pour repérer à quel étage il y avait encore de la lumière. Il entrerait dans la cabine téléphonique, là où le boulevard amorce sa courbe. Est-ce que je laisserais le récepteur décroché ? Ou bien lui répondrais-je ? Le mieux serait d’attendre la sonnerie et de garder le récepteur à l’oreille, sans rien dire. Il répéterait : « Allô… Vous m’entendez ?… Allô, vous m’entendez ?… Je suis tout près de chez vous… Répondez-moi… Répondez-moi…» Je n’opposerais à cette voix de plus en plus inquiète et de plus en plus plaintive que le silence. Oui, j’aimerais lui transmettre ce sentiment de vide que j’éprouve moi-même.