La chorale s’est tue depuis longtemps, et je reste posté devant la fenêtre. J’attends que sa silhouette se découpe, en bas, dans l’éclairage blanc du boulevard, comme elle se découpait l’autre dimanche, sur la Promenade des Anglais.
À la fin de la matinée, je suis descendu au garage. On peut y accéder du rez-de-chaussée de l’immeuble par un escalier en ciment. Il suffit de suivre un couloir, au fond du hall, d’ouvrir une porte, et d’allumer la minuterie.
C’est un très vaste local, en contrebas du Majestic, qui devait déjà servir, à l’époque de l’hôtel, de remise pour les automobiles.
Personne. Les trois employés s’étaient absentés pour le déjeuner. À vrai dire, ils avaient de moins en moins de travail. Quelqu’un klaxonnait du côté de la station-service. Une Mercedes attendait et le conducteur m’a demandé de faire le plein. Il m’a donné un gros pourboire.
Puis je me suis dirigé vers mon bureau, à l’intérieur du garage. Une pièce carrelée aux murs vert pâle et aux panneaux vitrés. On avait déposé une enveloppe à mon nom sur la table de bois blanc. Je l’ai ouverte et j’ai lu :
« Soyez tranquille. Vous n’entendrez plus parler de moi. Ni de Sylvia.
« Villecourt. »
Par acquit de conscience, j’ai sorti sa carte de visite de ma poche et j’ai composé le numéro de téléphone de son domicile d’Antibes : pas de réponse. J’ai mis de l’ordre sur mon bureau, où de vieux dossiers et des factures étaient empilés depuis plusieurs mois. Je les ai rangés dans l’armoire métallique. Bientôt, il ne resterait plus rien de tout cela : le gérant de l’immeuble, grâce auquel j’avais obtenu cette place de direction dans ce garage, m’avait averti qu’on allait le transformer en simple parking.
J’ai regardé par le panneau vitré : là-bas une voiture américaine attendait, le capot ouvert, le pneu de l’une de ses roues arrière complètement à plat. Quand les autres reviendraient, il faudrait que je leur demande s’ils ne l’avaient pas oubliée. Mais reviendraient-ils ? Eux aussi, on leur avait annoncé la fermeture prochaine du garage, et sans doute avaient-ils trouvé un autre emploi ailleurs. J’étais le seul à n’avoir pas pris mes précautions.
Plus tard, dans l’après-midi, j’ai composé de nouveau le numéro de Villecourt à Antibes. Pas de réponse. Des trois employés, un seul était revenu et achevait la réparation de la voiture américaine. Je lui ai dit que je m’absentais pour une heure ou deux et lui ai demandé de s’occuper de la station-service.
Il y avait du soleil et un tapis de feuilles mortes sur le trottoir, boulevard Dubouchage. Tout en marchant, je pensais à mon avenir. On me verserait une indemnité à la fermeture du garage et je vivoterais quelque temps là-dessus. Je garderais ma chambre au Majestic, dont le loyer était dérisoire. Peut-être obtiendrais-je de Boistel, le gérant, de ne plus payer de loyer du tout en remerciement de mes services. Oui, je resterais sur la côte d’Azur pour toujours. À quoi bon changer d’horizon ? Je pourrais même reprendre mon ancien métier de photographe et attendre, sur la Promenade des Anglais, avec un polaroïd, le passage des touristes. Ce que j’avais pensé en jetant un œil sur la carte de visite de Villecourt s’appliquait aussi à moi. Il suffit souvent de quelques années pour venir à bout de bien des prétentions.
Sans m’en rendre compte, j’étais arrivé à la hauteur du jardin d’Alsace-Lorraine. Je tournai à gauche, boulevard Gambetta, et j’éprouvai un léger pincement au cœur en me demandant si je retrouverais Villecourt derrière son stand. Cette fois-ci, je l’observerais de loin pour qu’il ne puisse pas remarquer ma présence et je m’en irais aussitôt. Cela me soulagerait de contempler ce camelot qui n’était plus l’ancien Villecourt et n’avait jamais été mêlé à ma vie. Jamais. Un camelot inoffensif comme il y en a sur les trottoirs de Nice aux approches des fêtes de Noël. Et rien de plus.
Je distinguai une silhouette qui s’agitait derrière le stand. Au moment de traverser la rue de la Buffa, je m’aperçus que ce n’était pas Villecourt mais un grand blond à tête de cheval et veste écossaise. Comme la première fois, je me glissai au premier rang. Il n’utilisait pas le podium, ni le micro et débitait son boniment d’une voix très forte en énumérant les marchandises devant lui : ragondin, agneau plongé, lapin, skunks, boots tout cuir simples ou fourrés… Le stand était beaucoup plus fourni que la veille et ce blond attirait plus de monde que Villecourt. Très peu de cuir. Des fourrures en quantité. Peut-être ne jugeait-on pas Villecourt digne de vendre des fourrures.
Lui, il faisait des remises de vingt pour cent sur les vestes de ragondin et les deux-pièces d’agneau plongé avec spencer. De l’agneau ? Il y en avait de toutes les couleurs : noir, chocolat, marine, vert bronze, fuchsia, violet clair… En prime, pour les acheteurs, un paquet de marrons glacés. Il parlait de plus en plus vite et me donnait le vertige. J’ai fini par m’asseoir à la terrasse du café voisin et j’ai attendu près d’une heure, avant que les badauds ne se dispersent. Le jour était tombé depuis longtemps.
Il était seul derrière son stand, et je me suis approché de lui :
— C’est fermé, m’a-t-il dit. Mais si vous voulez quelque chose… J’ai des vestes… très bon marché… trente pour cent de remise… des vestes longues en agneau doux… doublure taffetas, tailles 38 à 46… Je vous la laisse à moitié prix…
Si je ne lui coupais pas la parole, il ne s’arrêterait plus. Il était porté par son élan.
— Vous connaissez Frédéric Villecourt ? lui ai-je dit.
— Non.
Il commençait à empiler fourrures et vestes les unes sur les autres.
— Pourtant, hier après-midi, il était là, à votre place.
— Vous savez, nous sommes tellement à travailler sur la côte d’Azur pour « France-Cuir »…
La camionnette s’arrêta à la hauteur du stand. Le même chauffeur en descendit et fit coulisser la portière.
— Bonjour, lui ai-je dit. Nous nous sommes vus hier soir avec un ami à moi…
Il me considérait en fronçant les sourcils et semblait ne se souvenir de rien.
— Vous êtes même venu le chercher au café du Forum…
— Ah oui… Ah oui. En effet…
— Tu me charges tout ça en vitesse, a dit le grand blond à tête de cheval.
L’autre prenait les manteaux et les vestes les uns après les autres et les enfilait sur des cintres avant de les suspendre dans la camionnette.
— Vous ne savez pas où il est ?
— Il ne travaille peut-être plus pour « France-Cuir »…
Il m’avait répondu d’une voix sèche, comme si Villecourt avait commis une faute très grave et que ce fût vraiment un privilège de travailler pour « France-Cuir ».
— Je croyais qu’il avait un emploi fixe…
Le grand blond à tête de cheval, les fesses appuyées contre le bord du stand, notait quelque chose sur un carnet. Les comptes de la journée ?
Je sortis de ma poche la carte de visite de Villecourt.
— Vous avez dû le ramener chez lui hier soir… 5, avenue Bosquet à Antibes…
Le chauffeur continuait de ranger les manteaux et les vestes dans la camionnette et ne daignait même pas me jeter un regard.
— C’est un hôtel, me dit-il. C’est là où descendent les vendeurs de « France-Cuir »… Là-bas on les prévient s’ils doivent travailler sur Cannes ou sur Nice…
Je lui tendis un manteau d’agneau, puis une veste de cuir, puis des bottes fourrées. Si je l’aidais à charger sa camionnette, peut-être consentirait-il à me donner quelques renseignements supplémentaires au sujet de Villecourt.