— Prends-le… Sinon je vais le perdre…
J’ai glissé avec précaution la Croix du Sud dans la poche intérieure de ma veste.
— Tu te rends compte s’il y avait eu un diamantaire dans ton compartiment, en face de toi ?
Elle a appuyé sa tête contre mon épaule. Le taxi s’était arrêté au coin de la rue Gounod pour laisser le passage à d’autres voitures qui venaient de la gauche. Au début de la rue, la façade du salon de coiffure brillait de son néon rose.
— De toute façon, si j’avais été en face d’un diamantaire, il aurait cru que c’était du Burma…
Elle m’avait chuchoté cette phrase à l’oreille pour que le chauffeur n’entende pas, et avec l’intonation que Villecourt qualifiait de « faubourienne » aux heures où lui, Villecourt, voulait paraître distingué, cette intonation que j’aimais bien, moi, parce qu’elle était celle de l’enfance.
— Oui, mais imagine qu’il t’ait demandé de l’examiner de plus près… avec une loupe…
— Je lui aurais dit que c’était un bijou de famille.
Le taxi s’est arrêté rue Caffarelli, devant la villa Sainte-Anne, chambres meublées. Nous sommes restés un instant immobiles tous les deux, sur le trottoir. Je tenais son sac de voyage.
— L’hôtel est au fond du jardin, lui ai-je dit.
Je craignais qu’elle ne soit déçue. Mais non.
Elle m’a pris le bras. J’ai poussé la grille qui s’est ouverte dans un bruissement de feuillages et nous avons suivi l’allée obscure jusqu’au pavillon qu’éclairait une ampoule au-dessus de la verrière de l’entrée.
Nous sommes passés devant la véranda. Le lustre était allumé dans le salon où la propriétaire m’avait reçu quand j’avais loué la chambre pour un mois.
Sans attirer l’attention de personne, nous avons fait le tour du pavillon. J’ai ouvert la porte de derrière et nous avons monté l’escalier de service. La chambre était au premier étage, au fond d’un couloir.
Elle s’est assise sur le vieux fauteuil de cuir. Elle n’avait pas ôté son manteau. Elle a regardé autour d’elle, comme si elle voulait s’habituer au décor. Les deux fenêtres qui donnaient sur le jardin du pavillon étaient protégées par des rideaux noirs. Un papier peint aux motifs roses recouvrait les murs sauf celui du fond dont le bois clair évoquait un chalet de montagne. Pas d’autres meubles que le fauteuil de cuir et le lit assez large aux barreaux de cuivre.
J’étais assis sur le rebord du lit. J’attendais qu’elle parle.
— En tout cas, on ne viendra pas nous chercher ici.
— Certainement pas, lui ai-je dit.
Je voulais lui détailler les avantages du lieu pour mieux me convaincre moi-même : j’ai payé un mois d’avance… C’est une chambre indépendante… Nous garderons toujours la clé… La propriétaire habite au rez-de-chaussée… Elle nous laissera tranquilles…
Mais elle n’avait pas l’air de m’écouter. Elle considérait la suspension qui jetait une lumière faible sur nous, puis le parquet, puis les rideaux noirs.
Avec son manteau, on aurait cru qu’elle allait quitter la chambre d’un instant à l’autre et j’ai eu peur qu’elle ne me laisse tout seul sur ce lit. Elle restait immobile, les mains à plat sur les accoudoirs du fauteuil. Une expression de découragement a traversé son regard, ce découragement que j’éprouvais moi aussi.
Il a suffi qu’elle pose les yeux sur moi pour que tout change. Peut-être sentait-elle que nous éprouvions les mêmes choses aux mêmes moments. Elle m’a souri et à voix basse, comme si elle craignait que quelqu’un n’écoute derrière la porte :
— Il ne faut pas se faire de soucis.
La musique et la voix grave d’un speaker, au rez-de-chaussée du pavillon, se sont interrompues. On avait éteint la télévision ou le poste de radio. Nous étions tous les deux allongés sur le lit. J’avais écarté les rideaux et, par les deux fenêtres, une faible lumière traversait l’obscurité de la chambre. Je voyais son profil. Elle se tenait les deux bras en arrière, les mains entourant les barreaux du lit, avec la Croix du Sud à son cou. Elle préférait la porter pendant son sommeil : comme ça, on ne risquait pas de la lui voler.
— Tu ne trouves pas que ça sent une drôle d’odeur ? m’a-t-elle demandé.
— Oui.
La première fois que j’avais visité cette chambre, une odeur de moisi m’avait pris à la gorge. J’avais ouvert les deux fenêtres pour faire entrer un peu d’air frais, mais cela n’avait servi à rien. L’odeur imprégnait les murs, le cuir du fauteuil et la couverture de laine.
Je me suis rapproché d’elle et bientôt son parfum était plus fort que l’odeur de la chambre, un parfum lourd dont je ne pouvais plus me passer, quelque chose de doux et de ténébreux, comme les liens qui nous attachaient l’un à l’autre.
Ce soir, dans l’ancien hall du Majestic, c’est la réunion hebdomadaire de l’association « Terres lointaines ». Au lieu de monter dans ma chambre, je pourrais m’asseoir sur l’un des sièges de bois – les mêmes que ceux des squares – et écouter le conférencier parmi la centaine de personnes qui se sont rassemblées et qui portent chacune au revers de leur manteau un rond blanc où est inscrit T.L. en caractères bleus. Mais il ne reste aucune place libre et je me faufile, en frôlant le mur, jusqu’à l’escalier.
Ma chambre d’aujourd’hui ressemble à celle de la pension Sainte-Anne, rue Caffarelli. Il y flotte la même odeur, en hiver, à cause de l’humidité et des meubles de vieux bois et de vieux cuir. À la longue, les lieux déteignent sur vous, mais rue Caffarelli, avec Sylvia, mon état d’esprit était différent. Aujourd’hui, j’ai souvent l’impression de pourrir sur place. Je me raisonne. Au bout d’un instant cette impression se dissipe et il ne reste qu’un détachement, une sensation de calme et de légèreté. Plus rien n’a d’importance. À l’époque de la rue Caffarelli, j’étais quelquefois découragé, mais l’avenir m’apparaissait sous des couleurs favorables. Nous finirions par sortir de cette situation délicate où nous nous trouvions. Nice n’était qu’une étape pour nous. Très vite, nous partirions loin d’ici, à l’étranger. Je me faisais des illusions. J’ignorais encore que cette ville était un marécage et que je m’y engluerais peu à peu. Et que le seul itinéraire que je suivrais, au cours de toutes ces années, serait celui qui mène de la rue Caffarelli au boulevard de Cimiez où je vis maintenant.
Le lendemain de l’arrivée de Sylvia était un dimanche. Nous sommes allés nous asseoir à la terrasse d’un café de la Promenade des Anglais, en fin d’après-midi, cette même terrasse d’où je voyais, l’autre soir, passer Villecourt, son sac de cuir en bandoulière. Il avait fini par rejoindre les ombres qui défilaient devant nous à contre-jour, ces hommes et ces femmes qui nous semblaient, à Sylvia et à moi, tellement vieux… J’ai peur, en refermant la porte de ma chambre. Je me demande si, désormais, je ne suis pas un des leurs. Ce soir-là, ils buvaient lentement leur thé aux tables voisines de la nôtre. Sylvia et moi, nous les observions, eux et les autres qui continuaient à défiler sur la Promenade des Anglais. La fin d’un dimanche d’hiver. Et je sais que nous pensions à la même chose : il faudrait trouver, parmi tous ces gens qui déambulaient à la même heure le long de la côte d’Azur, quelqu’un à qui vendre la Croix du Sud.
Il a plu pendant plusieurs jours de suite. J’allais chercher les journaux au kiosque qui se trouve en bordure du jardin d’Alsace-Lorraine et je revenais à la pension Sainte-Anne, sous la pluie. La propriétaire donnait à manger à ses oiseaux. Elle était vêtue d’un vieil imperméable et elle avait noué un foulard à son menton pour se protéger de la pluie. C’était une femme d’environ soixante ans, à l’allure élégante. Elle parlait avec l’accent de Paris. Elle me faisait un signe du bras et me disait : « Bonjour », puis continuait à ouvrir les cages une à une, à donner les grains, à refermer les cages. Elle aussi, par quel hasard avait-elle échoué à Nice ?