— En attendant cessez un peu de mater le mien, grogne-t-elle en serrant ses jambes.
Ce qui indiquerait qu’elle a de la présence d’esprit, la mâtine, et que je l’impressionne peu.
Entrée fracassante de Béru, rouge de rage.
— T’en as de bonne, Técolle ! Me mouler comme un colombin à ce rade, sans explicances, j’ai eu l’air glandu ! Un quart d’heure et tu reviens pas, mais qu’est-ce y t’a pris ?
— Il m’a pris cette petite chérie, Gros. Qui s’apprêtait à entrer au Bar Aka mais qui s’est taillée en nous y voyant.
— Voiliez-vous ça, glapatouille Sa Majesté, soudain calmée. Et qu’est-ce é donne comme raison de son altitude ?
— On en était là au moment de ta forte intrusion, Alexandre-Benoît.
Le Mammouth prend place sur le canapé, auprès de Maud que cet impact fait basculer contre lui.
— J’arrive donc en début de séance, fait-il. J’aime.
Il croise dix énormes saucisses sur un bide d’une capacité de deux hectolitres et attend, comme un maquignon qui s’apprête à écouter la lecture d’un testament le concernant.
Maud rame un peu en arrière pour échapper à la zone d’attraction du Monolithique.
— Ecoutez, fait-elle, ne vous préparez pas à prendre un pied de toute beauté, les hommes, parce que j’ai pas grand-chose à vous dire…
— C’est toi qui le dis, susurre l’Epouvantable.
La jeune fille de bonne famille hoche la tête.
— Je le dis parce que c’est vrai. J’ai jamais eu de turbin avec la Rousse, vous pouvez vérifier…
Sonnerie du téléphone intérieur. Je sais qu’il s’agit de Mathias. Je décroche et branche la communication sur l’ampli d’ambiance afin que tout le monde puisse en profiter.
— Patron ?
— Je t’écoute, Rouquemoute !
— Elle s’appelle Madeleine Ladurite, domiciliée Cité Bergère. Travaille dans la galanterie depuis cinq ans, après avoir divorcé d’un certain Duchelin, comptable. Casier judiciaire vierge. Elle paraît vivre seule et on ne lui connaît aucune attache dans le Milieu.
— O.K., merci, fils.
Je raccroche.
La « Maud » paraît stupéfaite.
— Eh ben dites donc, c’est plaisant dans votre garçonnière. Et les nouvelles vont vite. En tout cas, vous voyez que je ne vous bourrais pas le mou !
— Effectivement, y a préjugé favorable, ma poule. C’est pourquoi il ne faut pas gâcher sottement une si bonne impression par des menteries. Raconte-nous ce que tu sais et on restera amis à la vie à la mort.
— Mais le hic c’est que je ne sais rien !
— On croit parfois ignorer des choses parce qu’on n’a pas pris conscience de ces choses, ma gosse.
Elle secoue la tête. J’aime bien ses taches de rousseur à la Jobert (pas Michel, Marlène) et son regard noisette, un peu triste. D’après ce qui se dessine, cette grognasse a dû se foutre au tapin par fatalisme. Désabusée, elle s’est dit que, pour assurer la matérielle, autant ce procédé qu’un autre.
— Ecoutez, Julie était une copine. Elle venait souvent dans ce bar…
— Elle y avait des relations ?
— Pas précisément, seulement elle habitait dans le même immeuble. Alors c’était devenu son point de chute.
— Elle vivait comment, Julie ?
— Comme moi : seule. C’est pour ça qu’on était devenues amies. Oh, elle avait eu deux ou trois amants, mais ils la faisaient chier. Elle me disait toujours : « On se tape trop de jules dans une journée pour avoir envie de s’en faire un de plus en rentrant et de lui repasser ses chemises en supplément de programme. » Elle avait raison. Vous savez, la pute drivée par un mac, c’est de plus en plus de l’histoire ancienne. Sans faire partie du M.L.F. on peut tenir à son indépendance. Ce qui nous empêche pas, de temps à autre, les week-ends ou aux vacances, de se payer un petit matou pour jouer à l’honnête bourgeoise.
Je lui souris. Quand je te disais que c’était une sceptique, cette fille. Un mauvais départ l’a faussée. Elle a choisi la solution de facilité en se forgeant une philosophie sommaire. Sûrement mal baisée au début. Si bien que l’acte physique, pour elle, ne tire pas à conséquence.
— Allez, on revient au Bar Aka, fillette.
— Et alors ?
— Raconte !
— Mais raconter quoi ? J’y prenais souvent un pot en compagnie de Julie. On taillait une bavette avec Laura, la barmaid. Un mot gentil aussi avec des habitués. Ils nous ont baratinées au début, mais on leur a annoncé qu’on était des putes et ils n’ont pas insisté. Les hommes aiment les putes quand elles sont dans leur élément, pas quand elles sont « en civil ». Ils redoutent des complications.
— Parmi ces habitués, vous êtes devenues particulièrement potes avec certains ?
— Pas particulièrement. En tout cas, moi non.
— Et Julie ?
— Elle me l’aurait dit.
— Pourquoi as-tu rappliqué au Bar Aka, puisque ta copine est morte ?
— Justement : pour annoncer la nouvelle.
— Tu n’avais pas de rendez-vous ?
— Non.
Mon regard lui fait détourner le sien.
— Oui, reprend-elle, je sais, je vous ai dit que j’avais un rancard, mais c’était pour avoir la paix. J’ai répondu au plus vite, quoi. Vous devez piger, non ?
— Bon, tu voulais annoncer la nouvelle, mais à qui ?
— A Laura, la barmaid.
— Ça urgeait ?
— Pas une question d’urgence. La mort de ma copine nous a bouleversées, chez Angèle. Moi j’ai eu envie de venir parler d’elle, c’est humain, non ?
Avec elle, tout est « humain », « logique », « normal ». Et elle te prend à témoin. Elle fait partie de ces gens qui, bon gré, mal gré, te foutent dans leurs coups en requérant ton approbation tacite. Ils te mettent devant le fait accompli de l’acquiescement préalable. Font appel à ton bon sens dont ils feignent de ne point douter.
Rien de ce qui est humain ne m’est étranger, assuré-je, car je cause couramment les pages roses du Larousse. Allez, viens, ma poulette !
— Où ça ?
— Au Bar Aka.
Elle paraît pas emballée chouchouille.
— Pour quoi faire ?
— Ben… Parler de Julie. C’est humain, non ?
Elle sourit, sans rancune, soumise (c’est son job, non ?) à ma volonté poulardine.
Je murmure deux trucs à l’oreille en forme de cratère d’Etna du Mammouth.
Lequel opine.
Et puis on s’en va.
Tu viens aussi, ou tu te fais une pogne en nous attendant ?
7
Rien n’a changé au bar, sauf que les deux amoureux démonstratifs ont mis les adjas et qu’ils sont remplacés par un vieux bonze, style officier supérieur en retraite (y a d’ailleurs pas que les officiers âgés qui connaissent la retraite, hein ? Bon, j’insiste pas).
La Laura écoute son transistor à l’intérieur duquel un jeune faon brame qu’il m’aime : « Je t’aime, je t’aime, je t’âaime… » D’une voix à recevoir une paire de beignes pour qu’il cesse un peu ses conneries vocales.
En nous voyant radiner, elle garde un self-control que tu serais étonné. La manière qu’elle imperturbe, vraiment, ça touche au grand art. Exactely comme si elle ne connaissait pas Maud. Faut qu’icelle lui gazouille un gentil : « B’jour, Laulau » pour qu’elle décide un sourire à huit francs vingt-cinq la botte.
Je me rejuche sur tabouret girafien. Maud idem. Les deux polkas n’osent se défrimer. Y a gêne caractérisée entre elles. A cause de ma présence.
— Ce sera quoi, ma gosse ? posé-je la question à Maud.