— Finis ce que tu as dans la gueule !
— C’est ce dont je faisais.
— Ne remords plus dans ton tas de canigou avant de m’avoir expliqué.
— Inquiète-toi pas. Je t’ disais donc que j’ai dit à la barman la phrase que c’était convenu : « La môme Julie s’est fait rectifier. Prévenez les autres dare-dare. »
— Et puis ?
— Et puis rien, mec. Elle a raccroché sans répondre. J’avais demandé par l’autruchement de Mongamind qu’on mite le turlu du Bar Aka à la table d’écoute. Personne ne l’a tutilisé depuis ma propre escommunication.
Je soupire.
— T’es déçu, grand ?
— J’ sais pas…
— T’as une drôle de voix.
— Je dis rien !
— Alors t’as un drôle de silence. On dirait qu’ tu te fais chier la bite, mon Loulou, vrai ou faux ? C’est la Grande Carrée qui t’ manque, avoue ? A propos, mister le Vieux a appelé, il est furax, il dit comme ça qu’on se fout de sa poire. Et qu’on a tort de se prendre pour des…
— S’il rappelle, dis-lui merde. Rien d’autre à signaler ?
— Si : Pinuche est de retour avec la bonniche à Lhurma. Une mistoune assez marrante, pas le genre que je m’imaginais. Délurée, si tu vois ? Elle renaude comme quoi faut qu’elle rentre à son bercail pour le boulot… Nous, on lui a rien appris. Pour la faire tenir tranquille j’ sus été y acheter des pâtisseries. Qu’est-ce on en fait ?
De la bonniche en conserve. Gardez-la-moi au chaud jusqu’à ce que j’arrive.
— T’en as pour long ?
— J’ sais pas.
— T’es loin ?
— Au-dessus du Bar Aka.
— Une planque ?
— Même pas.
— Alors qu’est-ce tu branles ?
— Personne. Je gamberge.
— Seul ?
— Avec une bouteille de vodka.
Popomme Pomme Pomme glousse.
— Ah bon, je m’esplique ta voix mélanco. Dis, elle doit plus beaucoup gamberger, ta bouteille, quant à elle, car je devine qu’elle a la tête vide !
Il rit, je raccroche.
Combien de temps ai-je passé dans ce fauteuil, à boire et réfléchir ? Plus d’une plombe. D’ailleurs je pensais à quoi ? A l’affaire ou à ma vie ?
Faut te secouer, mon Totonio. Une nouvelle existence, c’est pas en buvant de la vodka que tu te l’organises.
Je me lève. Me semble que le plancher a un léger frémissement. Et puis non : il se stabilise.
Rassuré, je me rassois. Du moment que ça colle maintenant, ça collera aussi bien plus tard.
Ce qui me surprend le plus, dans tout ça, comme toujours, c’est moi. Je comporte si bizarrement, sans toujours avoir une idée maîtresse. Je procède à l’intuition. Au bon plaisir de mes indécisions. Ainsi, tiens, pourquoi ai-je fait grimper le colon et la pute dans cet appartement ? D’accord, ça m’a conduit à une découverte ; mais celle-ci n’était pas prévisible, pas même envisageable. Donc, en agissant gratuitement, j’ai obtenu du positif. Trop simple, mon lapin. Un locdu s’arrêterait là. Ne raisonnerait pas plus loin. Il se dirait : « Bon, ben c’est comme ça ! » Alors que ça n’est jamais comme ça. Ou si rarement…
Faut que je me contraigne à filer plus loin. Que j’explore les limbes de mon sub. En v’là un qui en sait chouille sur le sujet.
Alors j’essaie. Maintenant, ô mon Lecteur Détrempé, c’est la bouteille de whisky qui me fait de l’œil.
Un flacon d’Irish à étiquette noire et dorée, très véry nice. Elle clignote comme un feu d’ambulance.
Mais non, si je l’affronte, ce sera Fort Alamo dans ma soupente.
Je te disais quoi ?
A propos de mon subconscient ? T’ t’ rappelles déjà plus ? Oh, oui : il a commandé l’opération à cause de tu sais quoi ? Une obscure association d’idées. Le processus, si j’essaie de le reconstituer, c’est environ ça : colonel-Julie… Julie-ancien espion nazi… Une vague parente, somme toute. La guerre. Julie la radasse s’est épongé deux anciens ennemis. Et puis après ? Si on se contentait de points communs aussi faiblards, dans notre job, on n’irait pas loin.
Je caresse la bouteille pleine. Je sais exactement le léger claquement qui se produirait si je dévissais le bouchon de métal pour la dévirginiser, cette quille.
Alors, quoi ? Rien qu’un mignon, un « baby » comme ils disent ces pafs-à-rade. Pour justifier l’effraction du goulot ? Un seul, promis, juré, foie de Santantonio !
Je tourne d’un coup sec. Le petit bruit charmeur se produit.
Dévisse. Renifle. Y a bono. Je préfère l’Irish au scotch, à cause d’une affiche de voyage sur l’Irlande, que ça représentait une roulotte pour touristes dans un paysage de verdures indicibles.
Un doigt. Pas en large : en long ! Comme ça, y aura plus à y revenir…
Sur ce, le téléphone retentit. Je mets un instant à trouver l’appareil, posé derrière le canapé, à même le sol. Le combiné est gainé d’un truc en feutrine verte qui ne le fait pas plus beau, mais le rend d’un maniement plus difficile. Cette masse inhabituelle, dans la main, a quelque chose de balourd.
— Oui ?
C’est tout ce que je profère. Voix d’eunuque. Je pourrais passer pour une gonzesse à ton grave ou pour un gus à timbre frêle.
— Vous êtes toujours là ? demande une voix de femme.
Je vais pour demander de qui elle cause, mais je me contente de grommeler un « hmmm » affirmatif.
— Je peux venir ?
— Bien sûr.
Déjà raccroché.
Je goûte au whisky. Tiens, il ne me fait pas plaisir. Sur la vodka c’est pas indiqué. Je te déconseille le mariage !
On gratte à la porte. Mince, déjà !
Je vais ouvrir. Sur l’instant je tarde à la reconnaître car elle a changé de fringues. Elle porte un tailleur Cacharel, dans les teintes orange et noir. Sa coiffure n’est plus exactement la même, mais ses yeux, si. D’une espèce de gris-vert intéressant, avec des pépites d’or dedans.
« O Laura, visage entrevu… »
— C’est votre leitmotiv ?
— En vous regardant, oui. Spontanément. Vous aviez vu le film ?
— Quel film ?
— Donc, vous ne l’avez pas vu. Un truc avec Humphrey Bogart. Tiens, il se trouvait, crois-je me souvenir, dans une situation identique à la mienne.
— C’est-à-dire ?
— Un homme qui cherche à comprendre, qui renifle, qui sent un trouble grandir en lui… Y avait une musique sublime. « O Laura, visage entrevu. » Comment savez-vous que j’étais ici ?
— Vous ne m’avez pas rendu la clé.
— Vous savez que Julie est morte ?
— On me l’a appris par un coup de fil anonyme, oui. Et en partant d’ici Maud m’a raconté.
— Donc, vous savez de quelle manière elle a défunté ?
— C’est épouvantable. Un meurtre de sadique ?
— Qu’est-ce que j’en sais ! Ben, asseyez-vous. Vous prenez un verre ?
— Ici, comme ça ?
— Les héritiers de Julie ne doivent pas être à quelques centilitres de whisky près.
Elle lance son sac à main sur un siège, prend place sur un autre, croise les jambes sans ostentation ni la moindre intention provocante. Elle a de jolies jambes.
— Votre comptoir est un beau fumier !
— Comment ?
— De nous priver de ça…
Et je montre ses admirables jambes.
— Je vous préfère en pied qu’en buste. Vous avez achevé votre service ?
— Je dispose de deux heures avant l’apéritif.
— Et vous me consacrez un peu de ce temps ? Merci, Laura. Vous êtes montée pour la clé ?
— Et aussi parce que j’aimais bien Julie.
— C’est-à-dire ?
— Peut-être puis-je vous aider…