J’ai du feu dans l’épaule. Elle a raison, ma Félicie, va falloir que j’aille montrer ça à un toubib sans trop tarder. Tu me vois dégouliner en gangrène, moi, Santa ?
— Nous galimafrons chez moi, quand Claudette nous apprend qu’un inconnu la harcèle de ses silences au bigophone. Je pige qu’il s’agit d’une ruse pour me faire déhoter de ma maison où nous avons été probablement suivis. Vous me larguez. Je rentre at home clandestinement et, effectivement, deux individus masqués donnent l’assaut. J’interviens — poup-poum ! Ils sont morts, moi blessé. Les deux malfrats sont des malfrates. Le tireur est une tireuse : dame Angèle.
« Une fois dégagé des perdreaux venus enquêter, je me rends chez Angèle, ce qui me permet de découvrir que son domicile particulier est situé exactement sous son bordel. J’y descends, et me trouve nez à nez avec un diplomate autrichien en pyjama, qui m’apprend qu’Angèle était sa première épouse. Au moment de repartir, il me condamne l’accès de sa voiture — heureusement pour ma santé déjà éprouvée — et se sauve. Pas loin — il est mitraillé et se déguise en feu d’artifice. Point, provisoirement final !
Je m’attends à un silence méditatoire, quand le cacatoès coordinateur bondit de son perchoir, tout grand réveillé, et se met à cacatoer à débit bousculeur.
— Parfait. Très clairement exposé. Tu as bien fait de résumer, ça n’est pas du temps perdu. A mon tour de vous livrer en vrac les réflexions que m’inspire ce rapport. Primo, le récit qu’est venu nous faire Kimkonssern est faux, du moins en grande partie : il se trouvait en France depuis plus de trois jours puisque sa voix figure sur une bande dont l’enregistrement remontait à plusieurs semaines au moins. Deuxièmement, il a menti concernant la visite de Julie : il la connaissait, la même bande sonore le prouve. Troisièmement, Angela Albrecht était une tueuse. Les chaussons de feutre trouvés dans la 404 blanche indiqueraient que c’est elle qui a égorgé Julie à la Celle-Saint-Cloud. Pourquoi, en ce cas, avoir téléphoné là-bas le lendemain ? Pour se mettre à couvert, sachant qu’on remonterait à son officine ? Oui, peut-être. Quatrièmement, nous avons perdu de vue dans le courant de l’après-midi un personnage prépondérant : Maud. Il faut savoir ce qu’elle fabriquait à ce gala en compagnie du diplomate. Cinquièmement, est-il exact que TA petite Laura ait été accidentée ? Il faut le vérifier d’urgence. Sixièmement, qu’allaient faire à ton domicile Angèle et sa complice ? Septièmement, pourquoi a-t-on assassiné Karl Albrecht ? Huitièmement…
— Huitièmement, si tu fermes pas ton putain de clapet, j’ m’ mets à dégobiller sur le divan, explose le Mastar, mort de jalousie. Dieu de Dieu, y m’ soûle, ce vieux nœud, avec son sifflet de merde. Tu crois que tes « comment » on n’ s’ les demande pas aussi, dis, Branlette ? Tu crois qu’ a qu’ toi pour comprendre c’ qu’on doit faire doré de l’avant, hé, Camomille ! Ce mec-là, y ressemb’ à une bougie fondue et y s’ prend pour Giscard. Y jacte, y jacte comme une pipelette marseillaise. Tu veux p’t-être pas nous apprendre not’ métier, dis, Baderne ! Etr’ commandé par une balayette de chiotte qu’a perdu ses crins, je m’en voudrais. D’abord, ce qu’on va faire, moi, j’ vais vous le dire !
20
— C’est grave, docteur ?
Le jeune interne clignote des falots derrière ses grosses lunettes qui lui font une tête de tomobiliste début de siècle.
— Traumatisme crânien, sans fracture. Il est probable que d’ici trois ou quatre jours elle sera sur pied…
Oh, Laura, visage entrevu.
A peine entrevu dans les draps blancs de cette chambre d’hôpital où des dames geignent, où d’autres ne geignent plus parce qu’elles font la queue devant la lourde du paradis.
Elle porte un fort pansement à la tête, elle est pâle, le nez un peu trop pincé, les paupières diaphanes à la lueur bleuâtre de la veilleuse.
— On a des détails sur ce qui lui est arrivé ?
— Accident de la circulation, je suppose qu’au commissariat du huitième on vous donnera des précisions.
Je remercie le petit interne de nuit et m’esbigne, écœuré par cette fade odeur de maladie pauvre qui flotte dans la salle. Les effluves médicamenteux me foutent toujours une profonde détresse morale. Comme la plupart des gens, je déteste me pencher sur le gouffre où se jette l’humanité.
Pinaud fume onze millimètres de mégot dans ma guinde. Le jour est pratiquement levé. Des laborieux partent à l’assaut de la vie, mains aux poches, en s’efforçant d’être gaillards. Y a de la lumière dans les premières boutiques ouvertes : boulangeries et marchands de journaux. Paris s’éveille. Il bâille. Il quitte son pyjama. Paname, se lave le cul sur son bidet ; morose, gris de cheveux, gris de visage… Quelques chats faméliques font les poubelles avant les clodos, le dos rond, prêts à fuir…
— Alors ?
— Elle a vraiment eu un accident.
— Provoqué ?
— Je l’ignore. Voyons la suite, maintenant.
Je me mets au volant, Dieu que mon épaule me fait souffrir ! J’aurais dû montrer ma blessure au petit toubib à grosses besicles. Derrière ses verres, on aurait dit Cousteau dans son bathyscaphe !
— Tu as mal ? remarque Baderne-Bademe.
— Assez, merci.
— Tu veux absolument que nous continuions ?
— J’y tiens. Après huit heures il sera trop tard, la marée rousse nous submergera ; on aura l’air de petits bricoleurs gênants. Les hommes sont plus féroces que les loups. Maintenant que nous n’appartenons plus à la fine équipe, nous sommes des espèces de pestiférés.
— Tu exagères, les copains restent des copains.
— Mais non, puisqu’ils sont maintenant jaloux de nous. Ils ne nous pardonneront jamais de vendre au public nos dons de policiers. Nous sommes devenus des poulets de luxe. Bresse à bague de garantie.
— Et tu penses sérieusement que nous pouvons aboutir avant huit heures ?
— Il le faut !
— Tu sais qu’il est cinq heures et quart ?
— En deux heures quarante-cinq il peut se passer tellement de choses…
L’immeuble de Karl Albrecht, avenue du Président Lucien-Saillet, est moderne, flambant neuf, très haut, avec du marbre et du verre teinté, des ferrures chromées, des éclairages indirects.
Une boîte aux lettres à l’intérieur de laquelle tu pourrais organiser un élevage de chinchillas porte une plaque, comme quoi Karl Albrecht, c’est au 1er étage, gauche.
— Je vais monter seul, dis-je à Pinuche, toi, guigne l’arrivée de Béru. Lorsqu’il sera là, attendez-moi. Si je souhaite votre venue, je balancerai mon mouchoir dans la rue, tu piges ?
— Ne t’occupe !
— Et surtout ne vous endormez pas !
— Ne t’occupe.
Dans le fond, il est sécurisant, Pinaud. Par vocation, il rassure. Sédatif aussi, comme trois comprimés de Valium. C’est le genre de mec qui amortit l’existence de sa présence cotonneuse.
Je traverse l’immense hall de l’immeuble, bourré de belles appliques muranesques, en verre tortillé. L’escadrin est confidentiel. Dans les maisons neuves, tu noteras, c’est l’ascenseur qui règne en maître absolu. Ou plutôt LES ascenseurs. Fringants, en acier, moquette, plafonnier distingué, miroirs biseautés où tu peux te regarder monter, remettre ta cravate droite avant de sonner. De vrais petits salons.
Je néglige, pour un étage, ces hisse-flemme. Me voici devant une somptueuse double porte laquée dans les tons lie-de-vin que ça fait tellement joli et riche vraiment !