— Viens par ici, Béru.
Il me suit, tête basse, jusque dans le hall, la queue pendante, s’attendant à une admonestation (service). Par la porte vitrée, je regarde Pinaud et la pétasse, en plein mutisme. Le mité dodeline, mourant de sommeil. Maud examine le salon, impressionnée par le luxe étalé là.
— Que faisait Maud quand tu t’es pointé chez elle ?
— Elle roupillait.
— T’es sûr ?
— J’ai eu assez de mal à la tirer des toiles.
— Tu as visité son appartement ?
— Tu parles. Mais y avait personne.
— Rien de particulier à signaler ?
Il a un bon sourire de barbet (d’Aurevilly), si tant est qu’on puisse considérer comme étant un sourire le rictus de certains clébards.
— J’ te demande qu’une chose, mec.
— Voui ?
— Renifle son imper.
— Pourquoi ?
— Renifle-z’y, j’ te dis ! répète avec obstination le Chevalier Mystère.
— Rien d’autre ?
— Terminé.
— Elle a fait du suif pour te suivre ?
— Elle a râloché, naturellement. Mais comme j’ai piqué ma crise…
Nous revenons au salon.
— Mettez-vous à votre aise, Maud, je recommande, vous devriez ôter votre imperméable.
Elle secoue la tête :
— Inutile, je ne veux pas m’arrêter, dites-moi ce que vous me voulez, ce qu’on fiche ici, et je disparais, j’en ai sérieusement ma claque de vos réquisitions répétées.
Je ne me laisse pas intimider. Mieux, aucune impatience ne déforme mon timbre de velours côteleux.
— Je pense que nous risquons d’en avoir pour un bon moment, mon chou, quittez votre imperméable, vous dis-je.
— Je veux m’en aller.
— Vous vous reposerez demain, je ne pense pas que dame Angèle ouvre boutique. Y aura de la navrance dans les calbutes, tout à l’heure, sur son paillasson.
Elle rechigne, mauvaise :
— Chez qui sommes-nous ?
— Des amis.
— Je veux aller ailleurs, vos amis ne sont pas les miens. Emmenez-moi à votre succursale des Champs-Elysées si vous y tenez, mais je ne resterai pas chez des gens que je ne connais pas. D’ailleurs, je vous ai suivi de mon plein gré, vous n’aviez aucune qualité pour m’emmener ici.
Elle est sûre d’elle. Elle me défie.
Je me penche sur elle, mutin, joyeux. Je respire en subtilité, et l’odeur me parvient. Atténuée déjà, s’estompant, mais identifiable.
Gertrude revient, époustouflante dans une espèce de kimono de soie noire à parements d’argent, fendu très haut sur le côté, si bien que quand elle marche, tu lui découvres ce qu’elle possède sans doute de plus beau : ses cuisses.
Je regarde les deux filles. Ma conviction est qu’elles savent mutuellement qui elles sont.
— Vous vous connaissez, je suppose ? jeté-je négligemment.
— Oui, dit Gertrude.
— Non, fait exactement en même temps Maud.
Elles ont un haut-le-corps de surprise réciproque, aucune ne s’attendant à la réponse de l’autre.
— Il semble qu’il y aurait un désaccord sur ce point ? je dis.
Tu materais la trombine de mes écuyers ! L’exorbitance de leurs quinquets, madoué ! La manière goulue qu’ils admirent Gertrude. A s’en faire gicler les gobilles. Bérurier bave littéralement. Pinuche s’est entièrement réveillé. Il roule son chapeau flétri entre ses doigts tremblants comme il le ferait d’un journal ou d’une partition musicale.
— A vous, madame Albrecht ? dis-je.
Elle hausse ses chères épaules.
— Mademoiselle est déjà venue ici une ou deux fois, pour ces soirées… délicates dont raffolait mon époux.
Je me tourne vers Maud.
— Réponse ?
La « collaboratrice » de feue Angela me décoche une moue jemenfoutiste.
— Après tout, je ne veux pas être plus royaliste que la reine. Je disais « non » pour préserver la réputation de Madame ; la mienne, vous savez, n’a plus rien à craindre des taches.
— Donc vous êtes venue ?
— Puisqu’elle vous le dit.
— Vous connaissiez Karl Albrecht ?
Elle hésite, regarde presque timidement Gertrude et articule :
— C’était un client de la maison, oui.
— Assidu ?
— Très.
— Avez-vous remarqué si lui et Angèle entretenaient des relations… heu… particulières ?
— En effet.
— De quel ordre ?
— Une certaine intimité. Cela ressemblait à de la tendresse…
Je répète, pour moi :
— A de la tendresse…
— Bon, là-dessus je me débine, fait Maud.
— Non.
— Osez m’en empêcher !
Elle a perdu sa gentillesse. Son regard est dur comme deux cailloux noirs au fond d’un ruisselet. Je dis ça, parce qu’il me revient en mémoire une source de mon enfance, dans une campagne dauphinoise. Les paysans avaient aménagé une espèce de bassin carré, avec d’immenses pierres plates, pour l’accueillir à son sortir.
Il y avait des cailloux noirs, dans le fond. Et puis des sortes d’algues ondulantes, et des têtards peureux. Mais la flotte était bonne, très fraîche, et chacun venait y emplir des cruches avant les repas. On se rappelle des choses, comme ça… D’une seconde à l’autre. Fortuitement. Des images. Des plongées dans le passé. T’aimes pas, toi ?
Elle me défie, Maud, Elle veut partir. C’est net, carré, définitif. Elle ne s’en laissera pas compter. Sa décision est bien arrêtée. D’ailleurs, elle nous adresse un geste circulaire de la main, presque impertinent, et se dirige vers la sortie.
Je bondis afin de l’alpaguer par une anse.
— Suffit, môme, c’est moi qui commande.
— Vous ne commandez rien du tout, j’ai été poire en suivant votre gros bœuf, et si vous m’empêchez de sortir, je téléphone à la police.
Elle ajoute :
— A la vraie !
Et puis me goguenarde à bout portant, la salope, si vilainement que je ne puis m’empêcher de la torgnoler. Elle crie, titube. J’en profite pour la catapulter dans un fauteuil.
— Béru, veux-tu mettre les menottes à mademoiselle ?
Il s’empresse, lui, plein de la rancune de sa pipe rentrée, tu connais l’oiseau, son esprit de jouissance et tout ? Il déplore dans l’intérieur de son for qu’elle ne soit pas un mecton, Maud. Comment il l’aurait châtaignée, savatée d’importance.
Clic, clac. La v’là entravée. Psychologiquement, c’est tout de suite la grosse détresse, le cabriolet. Même un truand chevronné, quand il se retrouve avec les cadennes, il dérape dans les mélancolies. L’homme, faut qu’il puisse se gratter la raie du derche à tout bout de champ, sinon il devient inapte et consterné de partout.
Elle est verte, Maud. Un peu plus, même… Si t’aimes le poireau, viens-y voir. De la toute belle chlorophylle, mon Lecteur Anémié.
Elle reste prostrée un bout de moment, à considérer les bracelets nickelés, la chaînette façon gourmette. Et puis elle re-insurge.
— Vous n’avez pas le droit. Vous n’êtes pas des policiers. Vous n’avez pas de mandat. Vous…
— C’est vrai ? me murmure Gertrude. Vous n’êtes pas des policiers ?
— C’est tout comme.
Elle prend peur. Regarde autour d’elle avec éperdumence, comme si elle espérait le secours de l’enchanteur Merlin (pas çui de la Vendée qui te fait crédit, l’autre).