— Soyez sans crainte, vous ne risquez rien.
Depuis un moment, le Gros tripote un appareillage de stéréophonie. Touche-à-tout maladroit, bientôt un bouton molleté lui reste dans la main.
— Tiens, j’y pense, dit-il en le jetant dans la cheminée. Ecoute voir un peu, Sana !
Il a la gravité qui décide. Je le rejoins au fond de la pièce.
— Je me rappelle d’une chose, gars. Chez la Maud, y a un magnétophone, un picupe, des disques… Entre z’autres, çui de la Marseillaise.
C’est la secouée dans mon esprit. L’éclairage total.
Quel œuf ! L’enregistrement trouvé chez Julie a été réalisé chez Maud ! C’est donc en compagnie de Maud que se trouvait Hans Kimkonssern. Je ne m’en étais pas gaffé une seconde.
Ebloui, je m’adresse à la donzelle.
— Dis voir, chérie, la bande que vous passiez au colonel Alexandre Legrand, c’est toi qui l’avais réalisée ou pas ?
— Foutez-moi la paix, je veux m’en aller.
— Réponds !
— Non, partons. Emmenez-moi chez vous, dans votre agence. Je ne veux plus rester chez cette femme. Filons ! Filons !
Alors je comprends un truc, mon Lecteur Engorgé.
Comme j’ai compris chez moi, au cours du dîner, que l’on tenait à me faire filer de mon logis, je comprends enfin que Maud a peur de s’attarder chez les Albrecht.
22
J’aurais pas mes intuitions, moi, je peux te dire que depuis des années déjà, toi t’aurais plus de San-A. à te foutre sous les besicles ! Tu serais obligé de te rabattre sur la Vie des Abeilles de Maeterlinck et là, c’est pas le même dard qui fonctionne, espère !
— On dirait que t’as les jetons, ma fille ?
— Je veux partir. Vous n’avez pas le droit. Ça chiera pour vous, tas de guignols, je vous promets.
— Ne deviens pas triviale, gamine, tu finirais par ressembler à une pute… Tu es ici, tu vas y rester. Et aussi longtemps que je le jugerai bon. A moins que tu préfères bavarder un peu avec moi ? Peut-être as-tu des choses à nous dire ?
— Je n’ai rien à dire à personne.
— Aux autres, je m’en tamponne, mais à moi ?
— Je n’ai rien à vous dire ! Rien, rien, rien !
— Même à propos de Hans Kimkonssern ?
Un grand cri.
De stupeur, de… Non, rien que de stupeur, mais alors, mimi, t’sais !
Et ce n’est pas Maud qui l’égosille.
Mais Gertrude.
On lui accorde l’attention à laquelle cette clameur intempestive lui donne droit.
— Qu’y a-t-il, Gertrude jolie ?
— Quel nom venez-vous de prononcer ?
— Hans Kimkonssern, pourquoi ?
Elle croise bellement ses bras contre sa poitrine. On se dirait au théâtre, quand l’héroïne de la tragédie apprend que son fiancé va se chicorner avec son vieux.
— C’était mon père, répond-elle.
Et poum, passe-moi la fiole de rhum que je me ranime la gamberge.
Je crois que c’est Pinuche qui récrie, tel un coq du matin :
— Votre père !
— Oui.
Alors, moi, San-Tonio, le fin du fin, l’homme au chou pommé, le policier super-flic, de demander rudement :
— Pourquoi venez-vous de dire « C’ÉTAIT » mon père ?
— Parce qu’il est mort, bien sûr.
— Comment le savez-vous ?
— Je l’ai toujours su.
Entre les Meunier et les Tudor, pour s’y retrouver, faudrait une pendule.
— Comment ça, vous l’avez toujours su ?
— Albrecht me l’a appris dès que j’ai été en état de comprendre, puisqu’il était mon tuteur, avant de devenir mon époux.
— Mais nom de Dieu, dites-moi quand est mort votre père ?
— En 1945, fait-elle, je venais de naître…
23
La surprise est toujours découpée à l’emporte-pièce. Tu te consacres à elle comme à la souffrance lorsque celle-ci est vive. Le moyen de faire autrement ? Passer l’outre ? On joue Berniqua !
Là, je te l’assaisonne de questions pressantes, Gertrudette, tout en ayant dans mon collimateur secret cette notion que quelque chose de bizarre se prépare. C’est trop fort, faut que je sache ! Alors, pour savoir, je demande. Et comme je demande, elle répond ; c’est cul, mais faut efder, non ?
Il résulte de cette pressante converse qu’elle est donc la fille unique de Kimkonssern. Elle est née sous les bombes russo-américaines, la douce enfant, pendant que l’Allemagne pantelante, naninanère… Sa mère fut tuée dans un bombardement. Son père réussit à s’enfuir et la confia avant de disparaître à sa belle-sœur, la première épouse d’Albrecht. Lorsqu’elle eut six ou sept ans, elle se souvient plus l’an juste de la chose, Karl lui dit que ses parents étaient morts et elle n’eut jamais de nouvelles de son père.
Sombre histoire, hé ? Triste histoire, toute pareille à un feuilleton du siècle dernier. T’as qu’à remplacer la guerre de 39 par celle de 70 et tu crois y être.
J’hésite à lui révéler la vérité. N’est-il pas cruel d’apprendre à une fille que son père qu’elle croyait mort depuis trente piges vient de décéder le jour même seulement, à quelques centaines de mètres de chez elle, et d’horrible façon ? Tu le ferais, toi, dis, mon Lecteur Désagrégé ? Oui ? Ben t’es une vraie lope. Moi, avec mon tempérament généreux, je m’en abstiens. Et au reste, comme disait Oreste, quand sa maman lui disait. « Oh, reste ! » je le voudrais que ne le pourrais, à ce point que les choses se précipitent.
Un coup de sonnette vient de retentir. Qui nous met en état d’alerte générale. Je me dis : « Sont-ce les poulets, ou autre chose ? »
Mais ce qui m’ébourlingue, c’est l’attitude à Maud. Elle secoue la tête en faisant comme ça : « Non ! Non ! Non ! » Je la devine au bord des hurlances. Alors je lui tire un taquet au menton, pas violent, mais très sec. Tu m’objecteras qu’une dame, ça ne se fait pas de la traiter ainsi, je te répondrai, moi, que tes objections, je me les enfonce loin dans le fouinozoff et que j’agis à ma guise, comme disait Henri III à propos du duc.
La gosseline chavire et part en vapes.
Gertrude s’est dressée. Elle attend mes directives. Le Gros s’apprête à parler, donc à proférer une connerie. Je place mon index verticalement devant cette bouche qui a fait vibrer tant de femmes. Je me déchausse et m’approche de l’Iscariote pour mater le paysage par la minuscule loupe. Le palier est presque désert, si l’on excepte un télégraphiste qui sifflote entre ses dents. Et pourquoi l’excepterions-nous ? C’est un individu qu’a le droit de vote et des chaudes-pisses comme toi et moi, non ? Il s’évente la sifflouille à l’aide d’un petit bleu, sans doute destiné à la fraîche veuvette.
Comme je ne remue toujours pas, il émet un bâillement qui met son pharynx à portée de vue, puis, soudain impatienté, presse le bouton de la sonnette à plusieurs reprises.
J’ouvre la lourde, sans ôter la chaîne de sécurité.
— Un télégramme en urgent ! annonce le petit bonhomme.
— Très bien, donnez.
Et j’avance ma main pour capter le message.
Ah ! mon pauvre bonhomme, que n’ai-je pas fait là ! Ce qui m’arrive, ma tatan Louise ! Tu parles d’une opération bien menée. Je mettrai le restant de mes jours à mâcher de la graine d’amertume, de m’être laissé fabriquer de la sorte ! Cela dit, il risque de ne pas être trop encombrant, le restant de mes jours. Figure-toi, Saucisse, que le télégraphiste me biche le poignet avec une promptitude inouïe et me tire à lui violemment. Happé, déséquilibré, je me pète le mufle contre le chambranle. J’en vois trente-six chandelles, et p’t-être même trente-huit, car j’ai compté trop rapidement.