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Pas le temps de réagir. On me repousse en arrière pour tendre la chaînette de sûreté. Les mâchoires d’une énorme pince s’insinuent par l’ouverture. Criiiiic ! Voilà qui est fait, la chaîne est sectionnée. Fin de section ! Le tout, franchement, pas le temps de compter jusqu’à trois. Des épaules vigoureuses me propulsent. Je valdingue, les quatre sabots en l’air.

— Attention ! ai-je juste le temps de hurler.

Les veaux vicieux qui s’étaient planqués dans l’escadrin, pendant que le faux télégraphiste endormait ma méfiance entrent en trombe. Ils sont trois, masqués de bas. Je dérouille une grêle de coups de latte qui m’assaisonnent. Ma blessure ! A bout portant. Horrible. J’en vomis de douleur. Ne perds pas complètement conscience, mais deviens bon à nibe… Ramolli, quetsché, fini. La loque. L’amère loque ! Good laque to you (je te l’ai déjà servi, je sais, mais avec de la laque, çui-là est plus pur).

Les envahisseurs se précipitent dans l’appartement. Alors là, mon lapinet, là, oui, tu peux dire qu’on assiste à du sacré carnage. Le carnagie-hall, c’est le cas d’y dire ! Moi, des démonstrations pareilles, je salue bien bas. Je me dis que Béru, dans les cas désespérés, on peut lui faire appel. Le nommer gouverneur de la confrérie des canardiers d’élite. Son esprit de décision. La vivacité de ses réactions. Chapeau. Le temps que les gonzemen me terrassent, il a éteint le salon, dégainé son arquebuse de bénédictin, s’est jeté à genoux, les deux mains en jonction, la gauche soutenant la droite. Pas de sommation, lui, d’ailleurs ça ne se fait plus. C’est fini, c’t’ époque. De nos jours on commence par balancer le potage, ensuite on s’explique. Le côté : « hands up », laisse-moi rigoler. Ça relève de l’épopée, de la chevalerie. Flinguez les premiers, messieurs les Français ! Lui, il veut pas savoir à qui il a affaire, le Gradu. Il poivre à berzingue, avec un calme absolu, une tranquillité d’esprit qui ne ferait pas frémir l’aiguille de l’encéphalochose. Sa rapidité, son calme cisaillent les arrivants qui ne s’attendaient pas à tel accueil. Ils culbutent pêle-mêle, comme des pantins de con, ou comme des pantins à la son, tu choisis, je m’en branle, c’est tout, bon.

Pour tout te dire, et bien franchement, sans rien omettre, y a qu’un seul des attaquants qui trouve le temps de propulser ses bastos. Mais comme au moment de plomber, il vient d’écoper d’une praline à six millimètres de son nombril, ça lui déjante le tir, et sa camelote se disperse dans des coins impossibles, fracassant des glaces, perçant des toiles, écaillant le truc du plafond.

C’est bref. Il rejoint ses amis et moi-même sur le tapis.

On tousse, comme le pauvre tonton à Fernand Reynaud, à cause de la fumée.

Bérurier se relève en jurant comme douze charretiers embourbés.

— Nom de Dieu de sacré bordel de vérole de merde !

— Touché ? je lui demande.

— Non, mais en me jetant à genoux, j’ai craqué mon bénouze. Et pourtant j’ai maigri de deux kilos depuis que je me suis lavé les pieds !

24

Je vous écoute, monsieur…

Et le Vieux parle.

Je laisse passer une tirade acide comme une bolée de vinaigre qu’on me propulserait en pleine cafetière. Il est mauvais, le Tondu. Salement. Me reproche cette attitude inqualifiable. Ce silence sans nom. Cette vulgarité ignoble de Bérurier qui, que, moi, donc, où…

Je dépose le combiné sur mon sous-main pour attendre la fin de l’orage. Se fatiguer le poignet pour se faire enguirlander, ça serait nave, tu trouves pas ? Immoral.

Un bombardement finit toujours par s’arrêter, faute de munitions. Quand il a déversé sa cargaison de vilaines épithètes, ses tombereaux d’adverbes cuisants, quand le flot de sa bile a roulé comme un torrent en crue, le long de mes trompes, faut bien qu’il la boucle, n’est-il point vrai ? La fatigue, l’épuisement, l’assèchement le contraignent. Il en peut plus de son courroux. Se vider d’une colère est meurtrissant, anéantissant. Aussi est-ce d’une voix mourante, basse comme l’âme d’un marchand de canons, qu’il finit par me jeter :

— Bon, alors ?

— Une histoire très rocambolesque, monsieur.

Je fais exprès de ne plus l’appeler « monsieur le directeur », ni « patron » afin de bien marquer mon affranchissement. Depuis que j’ai fait sécession, c’est un peu la guerre entre nous. La liberté donne des ailes, et les ailes, comme le reste, ça pousse, tu sais. Je deviens l’homme-oiseau !

— Ce sont celles que je préfère, ricane le Vioque.

— Elle commence en 45, à la chute du Troisième Reich allemand.

— Nombreuses sont celles qui ont eu ce point de départ, roucoule le rouge-gorge de la Maison Pébroque.

Faudrait voir à voir qu’il ne m’interrompe pas à tout moment, ce lavement. J’ai besoin de suivre la ligne jaune, moi, sans esquisser de pas de danse. Merci, c’est suffisamment cotonneux commak !

— Hans Kimkonssern, haut personnage des services d’espionnage, décide de s’évaporer, comme tant d’autres. Sa situation de famille est la suivante : il est veuf avec une petite fille de quelques mois. Il confie la gosse à la sœur de sa femme, une dame Albrecht, mariée à un jeune diplomate autrichien, et réussit à gagner l’Uruguay sous une identité d’emprunt.

« Pendant quelques années, il parvient à communiquer avec Albrecht. On lui envoie des nouvelles de sa fille, des photos. Et puis soudain : Achtung, il apprend que les services secrets israéliens se sont lancés à sa recherche pour le liquider. Il doit tout interrompre. C’est le black-out total. Il change à nouveau d’identité, se fond dans l’anonymat. Tout contact est stoppé. Il reste sans nouvelles de son enfant pendant des années et des années, sans doute tenait-il avant tout à sauver sa peau. Vous me suivez, monsieur ?

— Parbleu. Continuez, continuez…

— Il y a plusieurs mois de cela, je crois que vous l’avez entendu me le dire, il rencontre son ami Lhurma à Montevideo. Malgré les années et les modifications que Hans a apportées à son physique, Lhurma le reconnaît. Alors, c’est la digue qui crève. L’exilé qui n’en peut plus, se confie et se laisse convaincre par le marchand de bidets qu’il ne craindrait rien à venir chez lui passer quelque temps. De la sorte, on pourrait lui amener sa fille, discrètement. Il tente l’aventure.

« De retour en Europe, Lhurma se met en quête d’Albrecht. Coïncidence, ce dernier est en poste à Paris. Il écoute Lhurma, feint de se réjouir de la nouvelle, et ne souffle mot sur le troisième mariage qu’il a contracté avec Gertrude Kimkonssern. Peur des réactions paternelles, bien sûr, devant une telle dégueulasserie, un tel abus d’autorité tutélaire, vous comprendrez, monsieur ?

Bientôt, je sens que mon « monsieur » va se contracter, devenir « m’sieur ». Le « m’sieur » du facteur, du plombier, du bistroquier. Bien fait pour sa poire. C’est inouï ce qu’il me paraît fabriqué, surfait, puéril, le Vioque, depuis que je nous suis arraché de sa zone d’influence directe.

— Continuez, rétorque sèchement la vieille Loche.

Pauvre Gnafron, va ! Qu’est-ce y se prend ? comme dit Béru.

— Paniqué, Albrecht décide de se créer une « fausse fille ». Quelqu’un qui jouera le rôle. Il a non seulement violé et épousé l’enfant qui lui avait été confiée, mais, d’autre part, il l’a dépravée, lui inflige des sévices. Bref, c’est une ordure de grande volée. Pour trouver une fille de remplacement, il s’adresse à sa seconde femme, Angela, tenancière de bordel qu’il fréquente assidûment. Elle lui trouve ce qu’il lui faut : quelqu’un d’âge et d’aspect concomittant, une surnommée Maud. Pour créer un début de réalité, Karl Albrecht l’emmène dans des galas, se fait photographier avec elle. Il la voit beaucoup, la prépare à son rôle, puissamment aidé de la mère Angela. Bon, bientôt ils sont prêts. C’est alors que le destin se paie des fantaisies, le hasard se met à faire de l’humour, le…