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Stephen King

Docteur Sleep

À mes débuts à la guitare rythmique, quand je jouais avec les Rock Bottom Remainders, Warren Zevon venait parfois se produire en concert avec nous. Warren adorait les T-shirts gris et les films du style L’Horrible Invasion. Il m’avait désigné comme chanteur de son tube Werewolves of London[1] pour les rappels. Moi je me trouvais mauvais. Warren prétendait le contraire. « Ré majeur, annonçait-il. Vas-y, hurle à la lune. Et surtout, joue comme Keith. »

Jamais je ne saurai jouer comme Keith Richards, mais j’ai toujours fait de mon mieux. Et avec Warren à mes côtés, qui me suivait à la note près en riant comme une baleine, j’ai toujours fait de mon mieux.

Warren, ce hurlement de loup est pour toi, où que tu sois, copain. Tu me manques.

« Les demi-mesures ne nous ont rien donné. Nous nous trouvions à un tournant de notre vie. »

Le « Grand Livre » des Alcooliques anonymes

« Si nous voulions vivre, nous devions nous libérer de la colère. Les gens normaux peuvent peut-être s’offrir ce luxe douteux mais pour les alcooliques, c’est un poison. »

Le « Grand Livre » des Alcooliques anonymes

PRÉLIMINAIRES

« PEUR signifie tout Plaquer En URgence. »

Vieux slogan des AA

COFFRE-FORT

1

Le deuxième jour du mois de décembre d’une année où un planteur de cacahuètes de Géorgie était aux affaires à la Maison-Blanche, l’un des plus grands hôtels de villégiature du Colorado brûla de fond en comble. L’Overlook fut déclaré perte totale. Après enquête, le chef du service des incendies du comté de Jicarilla attribua la cause de l’incendie au mauvais fonctionnement d’une chaudière. L’hôtel était fermé pour l’hiver lorsque l’accident se produisit et seules quatre personnes étaient présentes sur les lieux. Trois d’entre elles en réchappèrent. John Torrance, le gardien de l’hôtel, trouva la mort en tentant vainement (et héroïquement) de faire tomber la pression de la vapeur qui avait atteint un niveau anormalement élevé dans la chaudière en raison d’une soupape de sécurité défectueuse.

Parmi les trois survivants, on comptait l’épouse du gardien et son jeune fils. Le troisième était le chef cuisinier de l’Overlook, Richard Hallorann. Ce dernier était revenu de Floride, où il faisait la saison d’hiver, pour voir comment se débrouillaient les Torrance car il avait eu « l’intuition fulgurante », comme il disait, que la famille était en difficulté. Les deux adultes survivants furent très grièvement blessés dans l’explosion. Seul l’enfant s’en sortit indemne.

Physiquement, du moins.

2

Wendy Torrance et son fils reçurent une indemnisation de la firme propriétaire de l’Overlook. Ce n’était pas une somme énorme, mais elle leur permit de vivre durant les trois ans d’incapacité de travail de Wendy pour ses blessures au dos. L’avocat qu’elle consulta lui assura que si elle était prête à l’épreuve de force, elle pourrait obtenir beaucoup plus car la firme était soucieuse d’éviter un procès. Mais Wendy était tout aussi désireuse de reléguer dans le passé cet hiver désastreux dans le Colorado. Elle répondit à l’avocat qu’elle s’en remettrait, ce qu’elle fit, même si ses douleurs dorsales se rappelèrent à elle jusqu’à la fin de ses jours. Côtes cassées et vertèbres brisées guérissent mais ne cessent jamais de crier.

Winifred Torrance et Daniel vécurent un temps dans le Sud-Central, avant de descendre vers Tampa en Floride. Dick Hallorann (l’homme aux intuitions fulgurantes) montait parfois de Key West pour les voir. Voir le petit Danny surtout. Un lien particulier les unissait.

Très tôt un matin du début du mois de mars 1981, Wendy appela Dick pour lui demander de venir. Danny l’avait réveillée en pleine nuit, lui apprit-elle, pour lui dire de ne pas entrer dans la salle de bains.

Après quoi, il avait totalement refusé de lui parler.

3

Une envie de faire pipi l’avait réveillé. Dehors le vent soufflait en rafales. Il faisait doux — en Floride, le climat est presque toujours doux — mais Danny n’aimait pas ce vent et il se disait qu’il ne l’aimerait jamais. Ça lui rappelait l’Overlook où la chaudière défectueuse était le moindre de tous les dangers.

Sa mère et lui habitaient un appartement exigu au deuxième étage d’un immeuble de rapport. Danny sortit de sa chambre, voisine de celle de sa mère, et longea le couloir. Le vent soufflait fort et les branches d’un palmier à l’agonie battaient bruyamment contre le flanc de l’immeuble. On aurait dit un squelette entrechoquant ses os. Le loquet de la porte de la salle de bains étant cassé, Danny et sa mère laissaient toujours la porte ouverte quand ni l’un ni l’autre n’utilisait la douche ou les toilettes. Cette nuit-là, Danny trouva la porte fermée. Pourtant sa mère n’était pas à l’intérieur. Depuis que l’Overlook l’avait blessée au visage, elle ronflait, un petit couitch-couitch qu’il percevait en provenance de sa chambre.

Bon, elle l’a fermée sans faire exprès, c’est tout.

Mais il n’était pas dupe, malgré son âge (lui aussi était un garçon aux intuitions et aux prémonitions fulgurantes) et, parfois, il faut en avoir le cœur net. Parfois, il faut aller voir. Il avait compris ça dans une chambre au premier étage de l’hôtel Overlook.

Danny tendit le bras — un bras qui lui parut trop long, trop élastique, trop désarticulé —, tourna la poignée et ouvrit la porte.

Là (il savait qu’elle y serait), il y avait la femme de la chambre 217. Elle était assise sur les toilettes, nue, les jambes écartées. Avec ses cuisses livides et boursouflées. Ses seins verdâtres pendouillant comme des ballons dégonflés. Une touffe de poils gris en bas du ventre. Des yeux gris aussi, pareils à des miroirs métalliques. Lorsqu’elle l’aperçut, elle retroussa les lèvres pour lui sourire.

Ferme les yeux, lui avait recommandé Dick Hallorann autrefois. Si tu as une vision horrible, ferme les yeux et dis-toi qu’il n’y a rien, et quand tu les rouvriras, la vision aura disparu.

Mais ça n’avait pas marché dans la chambre 217 quand il avait cinq ans et ça ne marcherait pas ce jour-là. Il le savait. Il la sentait. Elle puait la charogne.

La femme — il savait comment elle s’appelait, c’était Mrs. Massey — se redressa lourdement sur ses pieds violets et lui tendit les mains. Il vit la chair pendouillante, presque dégoulinante, de ses bras. Elle souriait comme à la vue d’un vieil ami. Ou d’une bonne chose à manger.

Avec un calme feint, Danny referma doucement la porte et recula d’un pas dans le couloir. Il vit le bouton de porte tourner vers la droite… vers la gauche… encore vers la droite… et s’immobiliser.

Il avait huit ans à présent et, malgré l’horreur qu’il éprouvait, il était capable d’un minimum de pensée rationnelle. Parce que, aussi, quelque part en lui il avait toujours su que ça finirait par arriver. Sauf qu’il avait toujours pensé que quand ça arriverait, ça serait Horace Derwent qui lui apparaîtrait. Ou alors le barman, celui que son père appelait Lloyd. Pourtant il aurait dû savoir, se dit-il, avant même que ça n’arrive, que ça serait Mrs. Massey. Parce que de tous les morts-vivants de l’Overlook, ç’avait été elle la pire.

La part rationnelle de son esprit lui disait qu’elle n’était qu’un fragment de cauchemar oublié qui l’avait suivi hors du sommeil, dans le couloir, et jusqu’à la salle de bains. Cette part rationnelle lui assurait que s’il rouvrait la porte, il n’y aurait plus rien. C’est sûr qu’il n’y aurait rien, maintenant qu’il était réveillé. Mais une autre part de son esprit, sa part clairvoyante, savait à quoi s’en tenir. L’Overlook n’en avait pas terminé avec lui. Pas encore. L’un au moins de ses esprits vengeurs l’avait suivi jusqu’en Floride. Cette femme, il l’avait déjà surprise, un jour, gisant dans une baignoire. Elle s’était dressée et avait tenté de l’étrangler de ses doigts froids comme des poissons (mais terriblement forts). Et s’il ouvrait à nouveau la porte de la salle de bains, elle finirait le travail.